Un livre, un extrait… Mauvais genre de Claire Sibille

Mathilde agite la bouteille en plastique comme des maracas brésiliens.

– T’as pas soif avec cette chaleur ? Ou tu trouves ça pas hygiénique ? Faut le dire.

– Ne vous inquiétez pas, si c’était le cas je vous le dirais, réagit la commissaire, incapable de suivre Mathilde dans le tutoiement. En fait, je me demande ce que vous faites sur ce banc, et peut-être aussi ce que vous pensez de l’ambiance du quartier.

– Ah t’es une flic, c’est ça. Tu viens pour le petiot qu’a disparu c’t’aprèm. Si c’est pas un scandale quand même. Moi qui en ai tant gardé des mouflets, ils étaient en sécurité avec moi, tu peux m’croire.

– Je vous crois sans peine.

– Ben, si j’peux aider j’dis pas non, c’est pas comme si vous vouliez coincer un d’ces jeunes qui débarquent d’Afrique ou d’ailleurs, là j’te dirais rien.

Mathilde ressent pour les jeunes de l’asile la solidarité des errants, celle des gens heureux d’avoir un banc, une tente, un tonneau pour territoire. Avec toujours un trou vers le ciel pour voir les étoiles et sentir l’échappée possible.

– J’les connais tous à force les gens du coin, et certains sont bien sympas. Les parents du p’tit Théo, y passent jamais d’vant moi sans m’donner la pièce ou un plat chaud, la mère elle fait du rab exprès.

– Et vous ne les soupçonnez pas alors. Si vous avez gardé des enfants, vous devez savoir que souvent ces problèmes arrivent à l’intérieur des familles.

– Ah là, j’crois pas. J’connais même le grand-père, un papy gâteau, aucun risque j’te dis. Au début, quand j’suis v’nue sur ce banc, c’était juste une pause entre le foyer et la soupe du Secours Pop. Et puis tu sais comment c’est, on s’attache. On croit venir pour une heure et les habitudes s’engouffrent. Tiens, c’est comme mon premier mari. Il était venu réparer ma télé, il n’est pas reparti. Une vraie glue, impossible de le décoller. Le temps que je réalise et que je le désincruste, dix ans de passés. Alors je n’sais pas combien de temps j’vais encore trainer ici, mais j’y suis bien.

– L’enquête vient juste de démarrer et nous avons besoin de tous les renseignements possibles sur l’ambiance du quartier, les relations entre voisins, tout ce qui vous paraît important.

– T’es la cheffe c’est ça ?

– Commissaire Isabelle Rivière pour vous servir.

– Pas facile à deviner, d’abord t’es toute seule alors qu’les flics y vont toujours par deux comme les chaussettes. Et puis tu causes bien. Moi c’est Mathilde et oui, j’veux bien encore servir à quelque chose. J’te raconte le coin ?

– Oui, avec plaisir.

– T’as le refuge de jeunes migrants qui sont toujours zieutés par tes collègues, mais ils bougent pas un sourcil, veulent bien faire. Y’a les deux mères poules qui s’occupent d’eux, j’les vois pas rafler un gamin, z’ont assez à faire. Au bar, j’dis pas. Y’en a des sympas, comme le vieux qui m’a donné le paquet de cacahuètes ce matin, précise Mathilde en insistant sur le mot vieux avec un léger sourire, mais y’a aussi des sacrés cons, j’sais pas trop c’qu’ils ont dans le pantalon, surtout une fois bourrés.

– Je comprends bien qu’ils ne soient pas trop votre tasse de thé. Cette horrible expression de ma mère, quand est-ce que je vais m’en débarrasser, pense Rivière en même temps qu’elle la prononce. Mais en général dans ce genre d’histoire, ce sont rarement de vieux poivrots qui sont concernés, ajoute-t-elle en butant sur le mot familier.

– Dans l’immeuble, j’peux que te dire c’que j’sens. J’aime bien les deux familles, ils sont vraiment sympas avec moi j’l’ai déjà dit. La famille arabe, elle m’invite à manger au moment du Ramadan, rapport aux aumônes obligatoires, et j’peux utiliser la salle de bains aussi. J’aime bien la grande bringue du premier, celle qui bosse à l’hosto, elle me donne souvent la pièce, mais bon j’la connais pas plus que ça. Sa voisine du même étage, la femme avec son chat, j’peux pas la blairer et elle me le rend bien. Elle me regarde toujours comme si j’étais une merde de chien qu’son proprio aurait oublié de ramasser. Elle me rappelle ma mère, une vraie garce qui ne s’arrêtait de hurler que pour me mettre des taloches, Dieu ait son âme. Faut dire que j’étais sa fille unique, larguée dans son ventre par un para’ en perm’. Elle est morte en hurlant, comme d’habitude.

– Moi aussi, je suis fille unique, ça nous fait un point commun, souligne Rivière avec un sourire en coin.


Parution : 6 septembre 2024 – Éditeur : Hello Editions – Pages : 252 – Genre :  policier, polar, thriller,

Quel lien peut-il exister entre la mort de Léa, deux ans, retrouvée dans une poubelle, et la disparition de Théo, cinq ans, quelques mois plus tard ?La commissaire Isabelle Rivière doit résoudre cette énigme. Elle a une fille du même âge et des comptes à régler avec la maternité. À la tête d’une brigade éclectique, composée d’hommes et de femmes attachants à la vie complexe, elle s’est adjointe une indic de choc, la vieille Mathilde, ancienne assistante maternelle aujourd’hui SDF, qui campe toute la journée devant l’immeuble où habite la famille du petit garçon. Entre fausses pistes et boucs émissaires, c’est une affaire complexe que devra résoudre la jeune commissaire, tout en faisant face à ses propres démons, aux problématiques de son équipe et à la difficulté d’être femme au sein de la police.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club




Catégories :Un livre, un extrait...

Tags:,

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.