Au pays des citrons Diamante
Santa Maria del Cedro, Calabre, 1901
Le jaune est la seule chose dont il est sûr. Ce jaune clair, spectral, presque luminescent, qui irradie de chaque fruit, les changeant en autant de lumignons un jour de grand mariage. Ferdinando lève les yeux vers les montagnes, au-delà des champs de cédrats. À mi-hauteur, se dresse la figure immuable et protectrice du vieux château San Michele. Sans s’en rendre compte, il sourit à la ruine lointaine.
— Nando ! Je te cherchais !
Le jeune homme se retourne prestement. Il avait presque oublié pourquoi il était là. Il a du mal à garder son sérieux à la vue de l’homme qui s’approche en haletant, dégoulinant sous la chaleur écrasante du mois d’août. Costume noir, chapeau noir et barbe noire, l’homme attire les rayons du soleil comme la viande fraîche attire les mouches. Les papillotes qui pendent piteusement de chaque côté de son visage peinent à conserver leur forme torsadée.

— Rabbin Shilli, je suis content de vous revoir !
— Moi aussi, mon garçon… moi aussi ! répond l’autre, qui s’arrête au pied des arbustes, les mains sur les genoux, courbé, peinant à retrouver son souffle. Il fait toujours aussi chaud par ici, décidément… Chaque été me paraît pire que le précédent… Est-ce possible ?
Le jeune homme pourrait répondre que c’est l’âge du rabbin qui augmente, plus que la température ; mais il ne veut pas froisser son meilleur client.
— Je me dis la même chose, mais je suis habitué.
— Allez, je n’y tiens plus, montre-les-moi !
Nando entraîne le rabbin le long des plantations dissimulées sous des filets qui atténuent la brûlure du ciel et protègent des nuisibles. À mesure qu’ils pénètrent dans le labyrinthe de l’exploitation, l’odeur acidulée des citrons les enveloppe. Partout, d’énormes fruits striés, rugueux, asymétriques, bombés à leur base et pointus à leur extrémité, tirent les branches des arbres vers le bas.
L’homme en noir suit docilement le jeune fermier. Seul, il ne saurait retrouver le chemin vers ce qu’il vient chercher de si loin.
Quelques minutes plus tard, au détour d’un olivier solitaire, un espace différent des autres s’offre à lui. Les arbustes y sont plus bas, les fruits plus petits, et moins nombreux.
— Ah ! Les voilà !
Le rabbin pénètre avec gourmandise entre les lignes odorantes, dans l’ombre légère des filets. Il s’approche avec délicatesse des cédrats.
— Ils sont tous casher, Nando, n’est-ce pas ?
Pour être conforme, cette récolte spéciale ne doit pas avoir été greffée, et doit avoir été préservée de toute mixité avec d’autres espèces. C’est pourquoi cette zone est à l’écart, plus proche de la mer, de sorte que le vent qui la balaie est vierge.
Nando n’a pas besoin de répondre, la question du rabbin est de pure forme. Car cela fait plus de quinze ans que Joseph Shilli est un client fidèle de Francesco, le propriétaire des lieux et patron du garçon.
Depuis près de deux millénaires, des rabbins du monde entier se retrouvent en Calabre afin d’y choisir les étroguim. Ces fruits forment, avec trois autres espèces végétales bien déterminées, le bouquet qui sera religieusement orienté à chaque point cardinal, lors de la grande fête de Soukkot à l’automne. Le choix du cédrat est crucial. Au point d’apprendre l’italien, de venir le chercher soi-même, de le payer une fortune, avant d’en recueillir suffisamment pour que les fruits précieux soient expédiés aux quatre coins du monde, du nord de l’Europe aux Amériques, du Moyen-Orient à la Russie. C’est à ce prix que, partout, les fêtes respecteront les exigences de la Torah, et que Satan et ses vents mauvais demeureront à distance du peuple juif.
Le rabbin plonge la main dans sa poche et en sort un œuf dur. Il l’approche des citrons, compare.
— Parfaits, ils sont parfaits. La plupart ont la bonne taille, nous aurons largement le choix, mon garçon !
Quand le vieil homme dit « nous », il pense surtout à Nando, qui n’a pas son pareil pour identifier les meilleurs fruits. Dieu seul sait comment il s’y prend, à les renifler, les soupeser, les caresser, les tapoter du bout des doigts comme si un esprit pouvait lui répondre de l’intérieur. Mais, chaque année, le miracle se reproduit, et les spécimens rapportés par Joseph Shilli sont reconnus comme les plus beaux entre tous.
De son côté, le jeune homme opine. Il ne dit pas comme il a eu peur, cet hiver, lorsque le froid s’est transformé en givre, puis en glace. Les citronniers meurent quelque part entre zéro et moins dix degrés. Francesco et lui ont protégé cette parcelle particulière à grand renfort de braises, qu’ils ont surveillées comme le lait sur le feu.
Ces citrons parfaits sont dits « citrons Diamante », en référence à la ville voisine, dont c’est le nom. Mais leur drôle de forme, ou leur valeur, pourrait tout aussi bien expliquer cette appellation précieuse. Ils sont vendus au rabbin vingt fois le prix des fruits ordinaires. Ils garantissent à eux seuls la bonne marche de l’exploitation de Francesco.
— Allons, retournons nous mettre à l’ombre, je ne tiens plus. Tu m’offriras un de tes incroyables jus, et tu me raconteras comment vont ta femme et ton fils !
Le retour est léger, malgré la touffeur à peine atténuée par la brise du large. S’il n’y avait les arbres autour d’eux, on distinguerait la côte. Le vent tiède et salé du large pénètre les terres plates, avant de rencontrer l’air froid qui descend des montagnes. De ce combat invisible naît le fabuleux microclimat propice aux citrons Diamante. La plupart du temps, la mer et la brise gagnent, protégeant les récoltes. Mais, parfois, la montagne et son souffle glacial réduisent à néant des années d’efforts.
Parution : 20 mars 2025 – Éditeur : Les Presses de la cité (collection Terres de France) – Pages : 405 – Genre : policier historique, polar, littérature française
Dur comme fer explore les méandres des mines au cœur de la Lorraine, où les malédictions poursuivent les hommes jusqu’au plus profond des galeries, les poussant à la révolte et au crime…
Par l’auteure de Marques de fabrique.
1901. Pour fuir la violence de sa famille mafieuse, Nando Russo choisit l’exil. Il devient mineur en Lorraine et apprend à arracher le fer à la montagne comme nombre de ses compatriotes italiens. Mais son passé le rattrape et le replonge dans une spirale meurtrière irrépressible.
1913. Antonio Russo arrive à son tour dans la vallée de la Chiers. Huit ans plus tôt, sa mère et lui ont brutalement perdu tout contact avec Nando. Antonio découvre le destin tragique qui a frappé son père et les crimes qu’on lui a imputés. Convaincu de son innocence, le jeune homme reprend une enquête biaisée par l’époque troublée. Avec l’aide d’un journaliste et d’une prostituée, il va creuser dans les faits et les faux-semblants, comme jadis son père dans les filons ferreux et les tunnels obscurs.
Mais la vérité est-elle toujours libératrice ?
Ciselé comme un diamant et dur comme le fer : le nouveau suspense de Cécile Baudin.


Challenge Thrillers et Polars de Sharon (du 12 Juillet 2024 au 11 Juillet 2025)
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club
Catégories :Premières Lignes...

Premières linges… Le Haut Mal de Pierre Léauté
Premières lignes… Le Verbe libre ou le silence de Fatou Diome
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Premières lignes… Rentrée littéraire 2025 – Oû s’adosse le ciel de David Diop
L’histoire est très intéressante sur fond de mafia notamment. 🙂
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Oui elle l’est ; mais finalement la mafia ne prend qu’une infime part dans ce roman, l’auteure en parle juste pour planter le décor et le personnage. Le cœur de l’histoire se passe en Lorraine avec le développement de l’industrie !
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Merci pour ces premières lignes ! Hâte de découvrir ce nouveau roman de Cécile Baudin.
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Avec plaisir Caroline ! Ce n’est pas mon préféré de l’auteure mais qu’est-ce que sa plume est élégante.
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La plume me plaît bien ce qui est déjà pour moi prometteur 🙂
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Une très belle plume, élégante et précise, je trouve que c’est assez rare dans le polar d’avoir une aussi belle écriture.
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C’est vrai que la beauté de la plume n’est pas forcément le premier critère d’un polar….
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C’est vrai … Je viens de lire trois romans d’affilée avec des écritures incroyables, trois polars (dont celui de Cécile Baudin).
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Tu m’appâtes là 🙂
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😉
Le mystère Nerval, j’ai beaucoup aimé la plume de l’auteure, travaillée et riche (comme je sais qu’il est dans ta PAL 😉) et Vaste comme la nuit d’Elena Piacentini, whaou ! quelle plume poétique, quel style, et pourtant c’est un polar.
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Après avoir « La constance de la louve », je sais que je vais lire tous les livre de Cécile Baudin. Merci pour ces premières lignes qui attisent ma curiosité ! 🙂
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Eh eh trop cool ! Marques de fabrique est son premier, il est excellent. Et Dur comme fer sont troisième. Et elle me dit qu’elle nous réserve une surprise pour l’année prochaine d’encore très différent 🎉. J’ai hâte de savoir 😉
Avec plaisir Lilou
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