
Prologue
Tout commença par une opération magique, ou réputée comme telle. Quelque part au milieu de la mer des Antilles, sur l’île de la Martinique, un guérisseur portant au cou une flopée de talismans et d’amulettes avait un jour assuré à Raoul Dormoy la chose suivante : s’il voulait une lignée heureuse et prospère, il devrait, à la naissance de son premier enfant, planter un pied de goyavier dans son jardin. Raoul Dormoy avait hoché la tête et s’était frotté le menton, sceptique, peu adepte de ce genre de croyances ; il ne voyait pas en quoi un simple pied d’arbre garantirait le bonheur de sa famille. Pourtant, le jour de la naissance de son premier enfant, Raoul Dormoy s’était souvenu des paroles du guérisseur : il s’était empressé d’aller dégager un petit coin de terre à l’arrière de la maison et, sans en aviser quiconque, il y avait enfoncé un pied de goyavier.
Nous étions le 2 mai 1896. À Saint-Pierre, l’air sentait la canne à sucre et les alizés, et une petite fille prénommée Anne venait de naître. Une fois le goyavier planté, Raoul s’était essuyé le front du revers de la main, satisfait, et avec le sentiment du devoir accompli il avait observé un instant ce colibri gracile qui voltigeait de fleur en fleur, son bec filiforme chargé de nectar.
Au fil du temps, le goyavier poussa, se développa, et donna de délicieux fruits charnus et sucrés que la petite Anne aimait mettre dans ses poches pour les déguster en cachette. La vie était douce et heureuse ; Raoul et son épouse, comblés. Cela dura six années exactement.
Et puis tout bascula. C’était venu des entrailles de la Terre, une force antédiluvienne qui gronda, remonta à la surface et fit craquer les couches de roche les unes après les autres. Le sol trembla et les oiseaux désertèrent les flancs de la montagne Pelée. Nous étions au début du mois de mai 1902. Pendant plusieurs jours, le volcan fuma et cracha des jets de pierres brûlantes, il souffla d’épais nuages de cendres qui obscurcissaient le ciel, et enfin explosa : une impressionnante coulée de lave, inédite par son ampleur, déferla alors sur la ville de Saint-Pierre et dévasta tout sur son passage. Maisons, églises, bâtiments publics, tout fut détruit. Il n’y eut aucun survivant.
Par chance, la famille se trouvait ce jour-là de l’autre côté de l’île, à Basse-Pointe, et échappa à la tragédie. La maison, en revanche, disparut en quelques secondes. Seul le goyavier planté sur les conseils du guérisseur survécut. Raoul Dormoy ne sut pas très bien quel signe le ciel lui envoyait ainsi, mais malgré ce miracle il prit la décision de quitter l’île. Le souvenir de la catastrophe ne lui permettrait pas de poursuivre sa vie ici. Alors, suivant les recommandations d’un ami bien informé, il embarqua avec son épouse et sa fille vers ce pays de Méditerranée qui se trouvait depuis peu sous Protectorat français et où l’avenir, disait-on, s’annonçait radieux : la Tunisie.
Le goyavier miraculeux fut déplanté et emballé avec soin. Il traversa l’océan Atlantique, essuya tempêtes et orages, et fut replanté à quelque 7 000 kilomètres de là, dans un petit jardin de Tunis situé à l’arrière de l’immeuble où les Dormoy s’étaient installés à leur arrivée. Raoul s’était sérieusement demandé si l’arbre, habitué à sa terre de volcans, de mangroves et d’alizés, s’accoutumerait à ce sol de petits cailloux secs, d’oliviers et de coquelicots. Mais le goyavier ne fut pas contrariant. Il prit racine et poussa ; d’abord timidement, il est vrai, puis avec plus de vigueur et de force à mesure que son écorce croissait et s’épaississait sous les auspices du soleil méditerranéen. Le goyavier s’habitua à la terre et au vent, à ce vent tiède chargé de sable du Sahara, et au bout de quelques saisons, sans que cela ne surprenne personne, on put y cueillir de gros fruits verts cabossés au moins aussi sucrés qu’une datte.
Parution : 2 octobre 2024 – Éditeur : JC Lattès – Pages : 336 – Genre : contemporain
Tunis, 1942. Anne Dormoy est l’une des premières femmes médecins du pays. Passionnée, dévouée à ses patients, elle vit pourtant avec une blessure secrète : son fils aîné, révolté contre la société coloniale, a rompu avec sa famille depuis des années. Un soir d’été, alors que la guerre prend un tour nouveau en Afrique du Nord, il réapparaît.
Cette fresque foisonnante et sensible, qui s’étend jusqu’à l’indépendance du pays, retrace le destin d’une famille prise dans la tourmente de l’Histoire. Amours contrariées, désillusions, tempêtes de l’exil : Anne et les siens devront chacun trouver leur chemin dans un monde qui leur échappe.
Traversé par la lumière et la beauté de la Méditerranée, ce roman est aussi une ode aux récits qu’on se raconte pour préserver la mémoire de nos vies.
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club
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J’aime beaucoup ces quelques lignes. Elles me font penser au roman de Miguel Bonnefoy, Héritage. Le résumé est prometteur … je crains le pire pour mon bic et mon carnet à la limite de l’indigestion … 😉
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🤣
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un billet qui donne envie , j’aime les découvertes des autres pays bien loin de ma Bretagne natale.
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Je suis en train de le lire et je trouve ça intéressant 🙂
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