
Comment t’aimer dans cette ville caractérielle, si prompte à la colère, cette ville hantée par le dieu et qui ne me laisse pas la place de t’adorer toi plutôt que lui ? Comme je voudrais être un beau vase d’Hébron, bleu translucide et plus lourd que la nuit, et toi l’artisan qui me fabrique, ton souffle et ton doigté qui me font prendre chair, tournoyer, luire, qui me distendent jusqu’à mes extrémités, m’illimitent pour devenir l’objet exact de ton désir, ta volonté faite lueur, faite moi, ta main sur mon corps qui me fait étinceler, briller en fournaise, pour fabriquer ta cocagne, ton foisonnement. Comme je voudrais être le résultat unique, pour tous les temps et toutes les nuits, de ton désir, façonné par ton souffle, tes poumons, ta salive.
Cette année-là, le khamsin se leva en février. Les vents d’Égypte secouèrent le pays sans répit jusqu’en octobre. Il faisait chaud. Les maisons, les fenêtres, les grilles, les vitres étaient recouvertes de sable, ainsi que les checkpoints, les vendeuses d’herbes, les chiens errants, les fusils et les chardons, les voitures vieilles et neuves, les draps fraîchement repassés, les concombres et les courgettes, et les roses, et les piscines, et le ciel.
Un écran de sable se dressa entre chaque enfant d’Ève et son voisin. Les aéroports cessèrent leurs opérations. Sur les trois mers, la blanche du milieu, la rouge, la morte, l’horizon s’effaça. L’écran de sable s’étendit aussi sur le fleuve sacré. Tous les pays de l’autre côté des frontières disparurent derrière le maelström, comme si ce pays-là, l’ici, avait été depuis toujours l’unique pays, l’unique ici.
La modernité fut frappée de cécité, ses instruments désorientés, ses appareils décalibrés. Les drones et miradors étaient aveuglés, les satellites de reconnaissance déphasés, les scanners confondus, les applis détraquées, les antennes affolées. La géolocalisation, brouillée par les vents, pour la première fois depuis longtemps ne localisait rien ni personne. Plus la saison avançait, plus le khamsin déglinguait ce petit coin du monde qui ne produisait désormais presque aucune donnée traçable, pas le moindre signal, pas une once de data.
Le pays, caché sous ce vent, s’était comme dérobé à la planète, volatilisé. On se demanda s’il restait encore du sable en Égypte, tant il y en avait dans l’air. On accusa, selon ses affinités et ses inimitiés, les juifs, les Palestiniens, les Israéliens, les Samaritains, les sorciers, les Américains, les musulmans, les Russes, les Druzes, les Chinois, les Arabes, les homosexuels, les femmes, les chrétiens, l’enfer, l’adversaire, le dieu.
On n’arrivait plus à respirer. On s’était habitué à retrouver sur le bord de la route ou dans une maison ou dans les champs ou attablés dans un café ou même amoncelés le long de la côte – que le mal demeure loin de vos oreilles – des cadavres, étouffés, les lèvres gercées et salées, les poumons gorgés de sable, les yeux arrachés par le vent. Celui-ci tuait surtout les jeunes hommes en pleine santé.
On l’appelait vent d’est, non qu’il vînt réellement de l’est – puisqu’il soufflait de l’Égypte et plus loin encore des terres des jinns et des sorciers, du profond désert qui nomma tous les déserts – mais parce qu’on avait l’intuition que le vent qui tue, qui rend fou, qui sablonne et désamorce et détruit, naît toujours de l’est, pas comme direction géographique ou point cardinal mais comme absolu. Ce ne pouvait être que le vent d’est, celui-là même qui est main du dieu dans son livre, qui se lève et fend la mer en deux, tarit les fontaines, apporte les sauterelles, le vent impétueux qui châtie et sauve, affame les premiers-nés, ravage les jardins, désorbite les satellites, dévaste les villes, et fait défaillir les grands, les forts, les justes.
Le sable s’était étendu sur l’horizon comme une robe de moire.
On parait les morts de leurs plus beaux costumes, ceux qu’on espérait garder pour leurs mariages. Pour eux, on organisait de somptueux cortèges, on scandait et chantait et ululait les chants nuptiaux. Funèbres fiançailles pour tous ces jeunes cadavres célibataires. On les couronnait de fleurs, on déposait des baisers sur leurs bouches froides et exsangues, on versait des larmes sur leur haleine fétide, on les préparait pour des noces célestes avant de les enfouir sous terre. On s’y habitua. On oublia, même, que ce n’était pas normal. On ne trouva pas de nom à donner à la saison. Ce fut, simplement, l’été.
Parution : 30 août 2024 – Éditeur : Elyzad – Pages : 328 – Genre : littérature palestinienne, politique
Alors qu’un étrange vent de sable ensevelit le pays, deux hommes se croisent chez tante Fátima. Dans Jérusalem, ville labyrinthe, on se séduit chaque nuit en imaginant des histoires de jinns, de lions et de chevaliers.
En cette saison démoniaque, Gabriel et Isaac s’aiment, se perdent et se retrouvent, puis décident, en dépit du sable et des checkpoints, de partir en vacances… Mais n’est-ce pas un projet fou dans un pays morcelé ?
De Jérusalem à Jéricho, puis au mystérieux village où l’on oublie de mourir, jusqu’aux piscines de Salomon, c’est une aventure amoureuse, une recherche de lumière et de liberté.
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club
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vous ne donnez pas votre avis sur ce livre ? ou j’ai lu trop rapideemnt.
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Mon avis arrive demain. Je fais souvent un article avec un extrait ou avec les premières lignes
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L’avis paraitra jeudi 😉
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L’écriture est très belle
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C’est un vrai plaisir à lire. C’est poétique…
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Que sa plume est belle, et poétique ! Merci pour ce partage Julie
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Avec plaisir Céline, j’aime beaucoup aussi ❤
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