
Colette observa la ferme un long moment, comme si un danger la guettait qu’elle ne discernait pas. Le danger était devant, elle le savait mais elle jeta tout de même un regard inquiet de l’autre côté, tendit l’oreille. La campagne bourdonnait de mouches, les feuilles des marronniers frémissaient par vagues. Le plus bruyant, c’était son cœur qui cognait à tout rompre, le sang lui battait les tempes. Elle tressaillit soudain. Le chien avait dû la sentir parce qu’il se mit à aboyer furieusement. Un sale molosse, large comme un veau, aux dents brillantes, qui se sauvait facilement, attaquait sans raison, des gens s’étaient fait mordre. Depuis que les gendarmes étaient venus, Macagne le tenait attaché dans la journée, il n’y avait que lui à pouvoir l’approcher.
Et Joseph.
Le chat de Colette et lui se haïssaient. Joseph traversait régulièrement le champ pour venir s’installer mollement sur la première branche du tilleul et le narguer, quasiment à portée de laisse mais pas tout à fait, le chien, ça le rendait dingue. Là, Joseph procédait à sa toilette et le fixait en souriant, Colette l’avait souvent vu faire.
Sauf que cette fois, c’est elle qui devrait éviter d’être à portée de laisse.
La ferme était un long bâtiment dont l’étage servait au fourrage avec, devant, une grande cour poussiéreuse par temps sec, boueuse à la première averse. Sur la gauche, un garage pour le matériel (notamment le tracteur Renault D22, un R 7052 rouge, encore rutilant parce qu’il n’était là que depuis un mois), sur la droite un ensemble disparate d’ateliers et de remises où Macagne rangeait ses outils.
Et ses produits.
Colette dégagea avec précaution la paille qui masquait le trou qu’elle avait pratiqué dans la clôture, l’endroit qui lui avait semblé le plus propice pour longer l’arrière de la maison sans être vue. Elle avait d’abord échoué à soulever le grillage pour se ménager de quoi passer, elle n’avait pas été suffisamment forte bien qu’elle soit grande pour une enfant de dix ans.
Le lendemain, avec la pince coupante empruntée à son grand-père, le travail était resté difficile, mais elle était parvenue à dégager un espace lui permettant de se glisser sans déchirer ses vêtements.
Colette s’arrêta net.
Le chien s’était tu.
Elle faillit repartir, attendit. Les cognements dans la poitrine l’empêchaient de respirer. Sa vue se brouilla un court instant, ça chavirait autour d’elle, elle dut s’appuyer à la clôture. Le froid, la solidité du grillage lui firent du bien.
Le décor se stabilisa.
Les aboiements avaient repris.
Elle se décida.
Après une ultime respiration, elle s’allongea au sol, passa les pieds dans l’ouverture, glissa sur le dos et se redressa de l’autre côté.
Elle avait choisi ce moment du dimanche parce qu’elle en était certaine, Macagne ne reviendrait pas avant la fin de la journée, il se bourrait la gueule au café de la place avec son copain Daniel au prétexte de jouer au 421. Par contre, il faudrait être revenue à la maison avant qu’on s’avise de son absence, sa mère avait une intuition terrible pour ces choses-là.
Colette sortit le couteau de cuisine qu’elle tenait serré dans sa poche et s’avança lentement dans l’allée en direction de l’appentis.
— Loulou, tu n’as pas vu mon couteau de cuisine, celui avec le manche noir ?
Ses quatre petits-enfants s’agitaient autour d’elle en criant, brandissant leurs cuillères, Angèle n’entendit pas la réponse.
En fait, ils n’étaient que trois parce que Philippe, lui, demeurait sur son tabouret et considérait ses cousins d’un air supérieur, donnant l’impression d’observer ce petit monde depuis un piédestal.
— Tu ne viens pas goûter le chocolat, mon chéri ? demanda Angèle.
— Non, répondit-il avec superbe, maman ne veut pas.
Maman ne voulait pas qu’il se salisse, qu’il tache ses vêtements. Si le garçon puisait une grande fierté dans cette interdiction, Angèle savait qu’il le faisait à contrecœur. Il avait croisé les bras en signe de refus mais regardait Annie qui avait un an de moins que lui. Sans l’ukase de sa mère, il serait allé près d’elle lécher le fond de la casserole. Même avec les lèvres barbouillées, il la trouvait bien jolie, sa cousine.
— Bon, dit Angèle, on va choisir les chambres pour cet été.
Hurlements de joie.
Sachant à quel point ses petits-enfants adoraient ce rituel, Angèle le reproduisait trois fois l’an. À la rentrée, on choisissait les chambres pour les vacances de Noël ; en début d’année, on faisait de même en prévision de Pâques ; à partir d’avril, on organisait les couchages pour l’été. Le résultat de ces âpres négociations n’avait aucune importance. Dès la nuit tombée, ils échangeaient leurs places en imaginant que leur grand-mère ne les voyait pas.
Tout le monde se précipita dans l’escalier. Philippe, lui, croisa les jambes, sa résolution de ne pas participer ressemblait à un défi mais le désir de suivre Annie fut le plus fort, il soupira et se déplia à son tour (il était très grand pour son âge).
À l’étage, calant Martine sur un bras, Angèle ouvrit la première porte.
— Que dirais-tu de celle-ci, Annie ?
— Non, je l’ai déjà eue la dernière fois !
Elle zozotait un peu, ce qui ne l’empêchait pas d’être bavarde.
— Je peux dormir dans la même chambre que mon frère ? demanda Martine.
— Ici, c’est comme à l’école, décréta Angèle. Les filles avec les filles, les garçons avec les garçons.
— Ça me fait peur, ici, reprit la petite fille en serrant contre elle la peluche dont elle ne se séparait jamais.
— Bon, alors voyons la suivante.
Au passage, elle jeta un regard inquiet par la fenêtre.
Elle savait que Colette détestait ce rituel, pas étonnant qu’elle se soit enfuie pour l’éviter. « Elle est l’aînée de tous, bien sûr, elle trouve ça puéril. »
Depuis quand avait-elle disparu ?
Angèle balaya du regard ce qu’on apercevait du parc, ne la vit pas. Elle tentait de se souvenir du dernier moment où elle l’avait aperçue lorsque Joseph grimpa sur le rebord de la fenêtre et regarda dehors, inquiet lui aussi.
Parution : 21 janvier 2025 – Éditeur : Calmann-Lévy – Pages : 592 – Genre : littérature française, polar, thriller, thriller historique, roman historique
Une échappée belle de Paris à Prague, d’un studio de radio à des ruelles hostiles, d’un cachot glacé à une académie de billard, d’une école de bonnes sœurs aux bureaux obscurs de la République.
Chacun des Pelletier, à son heure, devra choisir entre son intérêt et son devoir, et pour certains entre la raison du cœur et la raison d’État.
Un dilemme parfois déchirant, sauf pour le chat Joseph, qui lui a choisi depuis longtemps.
Ju lit les mots
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Tu vas vraiment m’inciter à enfin lire l’auteur 🙂
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C’est le but :-p Donner envie 😉 Si déjà la plume te plaît ici, c’est que tu es sur la bonne voix :-p
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Rhhhoooo ça a l’air vraiment super bien cette série. Je crois que je vais bientôt me lancer 😉
Merci Julie pour ces aperçus 😘
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Hiiihihi ! Avec plaisir 😉
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C’est un auteur que j’apprécie énormément ! Cet extrait donne clairement envie de découvrir ce nouveau roman. Merci Julie 🙂
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J’ai lu les 2 premiers en 4 jours tellement j’ai aimé 🤩
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Il m’attend chez mon libraire, même si les critiques font la fine bouche sur ce dernier , quel plaisir je vais avoir à retrouver son ton légèrement ironique et détaché empreint d’une tendresse indéniable ! Merci pour cette avant première !
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Je n’ai lu aucune critique, je préfère ne pas être influencée 😉 Merci à toi 😉
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