
Si j’étais par le plus grand des hasards née aux États-Unis, je leur ferais à tous un doigt d’honneur, j’enfourcherais ma moto, et je m’élancerais vers le soleil couchant, sur une route s’étirant en une infinie ligne droite. Ou, si j’avais eu la chance d’être scandinave, je tournerais les talons, harnacherais mes rennes et partirais vers le nord, vers le pays des neiges et des glaces éternelles. Là où la seule rencontre que l’on peut faire, c’est éventuellement un ours polaire ou un renard arctique. Au Japon, je me barricaderais dans ma chambre. J’ai regardé un documentaire sur les jeunes Japonais qui ont trouvé ce moyen de se soustraire aux conventions sociales qu’on leur impose. Cet état a même un nom, mais je l’ai oublié. Quoi qu’il en soit, tout cela est bien beau et bon, mais dans mon cas, complètement inconcevable. Et comment pourrait-il en être autrement ?! L’action de cette histoire se déroule en Bosnie.
Si vous êtes peu ou prou au fait de la situation en Bosnie, alors, vous comprendrez que faire un doigt d’honneur et tourner les talons ne sert pas à grand-chose. Une fois qu’ils ont refermé leurs griffes sur vous, il y a peu de chances que les mères, les pères, les mémés, les pépés, les frères, les sœurs, les parents proches et éloignés, les voisins et les amis vous relâchent en un seul morceau. C’est en quelque sorte leur vocation. Vous empoisonner la vie. Ils vous prennent à la gorge et vous empêchent de respirer, tout simplement.
À dire vrai, je ne comprends pas très bien comment font les jeunes Japonais pour se barricader si facilement. N’ont-ils pas de mères ? La mienne aurait déjà trouvé une manière de s’introduire dans ma chambre, quitte à grimper sur le toit et sauter par la fenêtre, tel un membre d’une unité spéciale antiterroriste. Et elle m’aurait déjà fait sortir au pas de charge en me refilant une mission quelconque, comme par exemple aller à la Sécu lui faire tamponner son carnet de santé. Et pas de « oui, mais » avec elle. J’aurais à peine ouvert la bouche qu’elle se serait déjà pris la tête entre les mains, et se serait mise à crier que j’étais une « sale gosse pourrie gâtée » ou qu’elle aurait « mieux fait d’accoucher d’une pelote de laine », ce genre de choses. Ma mère est capable d’étouffer la moindre forme de révolte en deux minutes chrono. Non, vraiment.
Même si je dois reconnaître que j’ai souvent de la peine pour elle. Ça doit être terriblement décevant, quand votre enfant ne finit pas comme vous l’aviez imaginé. Et ma mère avait pour moi de si grandes ambitions. Je me souviens, quand les accords de paix ont été signés. Le voisin était penché au balcon, et tirait des rafales de bonheur avec sa kalachnikov. Nous étions couchées par terre dans le salon, derrière le fauteuil, pour éviter les balles perdues, quand elle m’avait lancé un regard lourd de sens. « Maintenant que tout est rentré dans l’ordre, toutes les possibilités s’ouvrent à toi », avait-elle dit. Jusqu’à ce que le voisin se soit retrouvé à court de munitions, elle n’avait pas cessé d’énumérer toutes ces possibilités qui venaient de s’ouvrir à moi. « Tu peux même devenir ingénieur aéronautique », avait-elle conclu sa liste, même si elle n’était pas sûre que cette profession existe.
Heureusement pour moi, après cette euphorie initiale, la réalité avait frappé maman de plein fouet. Certes, ça ne tirait plus dans tous les sens, mais cette paix dans laquelle nous vivions n’apportait même pas le « p » de possibilité. Tout ressemblait plutôt à un trajet infini dans un autocar de merde sur des routes défoncées. Avec le temps, maman s’était fatiguée, et ses ambitions avaient rapidement été revues à la baisse. Elle avait arrêté de me torturer avec les mathématiques ou les verbes irréguliers anglais, et je n’étais même plus obligée d’aller au Foyer des retraités le week-end pour jouer aux échecs et développer mon esprit logique. Ce n’est que quelques années plus tard, quand je m’étais inscrite à la Fac de Lettres et de Sciences humaines, qu’une braise s’était rallumée dans son cœur, comme alors à plat ventre dans le salon. Elle s’était mise à me fantasmer en éminente professeure. Mais le fait que je n’aie pas réussi à décrocher mon diplôme lui avait assené un coup bas, c’est le moins qu’on puisse dire.
Enfin, tout ça n’est pas si important pour cette histoire. En vérité, peu de choses sont à présent importantes. Ma position actuelle relègue tout au second plan. Regardez de quoi j’ai l’air, allongée dans un fossé boueux, au milieu de nulle part. Depuis combien de temps suis-je ici ? Je ne sais pas, mais depuis déjà un certain temps, peut-être même une demi-heure. Voire plus. Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne pense pas m’être cassé quelque chose, et pourtant, je ne peux pas bouger. Ou plutôt, ce n’est pas que je ne peux pas. Il serait plus exact de dire que je n’ai ni la force ni l’envie d’entreprendre le moindre exploit, y compris mon propre sauvetage. À la place, je préfère me demander de quoi aurait l’air cette histoire si quelqu’un d’autre la racontait, et je déblatère sur maman et ses multiples désillusions.
Comment ai-je fait pour finir là où j’ai fini ? C’est très simple. Je courais. Le chemin était boueux, raide et défoncé. J’ai trébuché contre une pierre, je me suis mal réceptionnée sur ma jambe droite, j’ai glissé, et j’ai fait un vol plané d’au moins trois mètres avant d’atterrir dans ce fossé. C’était, à dire vrai, une chute spectaculaire. C’est presque dommage qu’il n’y ait eu personne pour la filmer. Je vois déjà cette vidéo devenir virale sur Internet. Elle aurait été postée et repostée à l’infini sur les réseaux sociaux, aurait reçu des millions de like, et les sites d’information locaux l’auraient retransmise avec un titre ronflant du type : « La vidéo qui a fait mourir de rire toute la région ! »
Et comment donc me suis-je retrouvée au milieu de nulle part, sur un chemin boueux, raide et défoncé ? Ça vous intéresse ? Vraiment ? Bien. Dans ce cas, je vais tout vous raconter depuis le début, depuis ce moment où, il y a deux jours seulement, sous une pluie battante, je suis rentrée à la maison après une expédition en ville. Je vous raconterai que mes boots étaient complètement trempées, et que de la cuisine s’échappait le sifflement de la cocotte-minute, car maman faisait des fayots pour le déjeuner. Que je me suis faufilée dans ma chambre, jetée sur le lit et glissée sous la couette avant d’allumer la télé. Je vous raconterai que j’étais arrivée juste à temps, pile pour le début de ma série policière préférée. Il faisait bien chaud, c’était agréable. Mais ce moment de béatitude totale ne fut que de courte durée, car, comme vous pouvez vous en douter, maman m’avait flairée et est entrée au pas de charge dans ma chambre. Et c’est ainsi que commence cette histoire.
Parution : 01 février 2024 – Éditeur : Zulma – Pages : 272 – Genre : littérature bosniaque, humour décalé, famille, contemporain
Si seulement elle était née ailleurs, aux États-Unis ou en Scandinavie ! Elle aurait envoyé balader sa mère… Mais dans les Balkans, on n’échappe pas à sa famille. Résultat des courses, la voilà embarquée dans la vieille Golf déglinguée du cousin Stojan pour assister aux funérailles de tante Stana. Sauf que rien ne se passe comme prévu, entre tonton Loir accroché à sa bouteille d’eau-de-vie, la Popesse, fausse dévote au regard diabolique, et Mileva qui tire à boulets rouges sur tous les convives… Ils n’ont qu’une idée en tête : récupérer une part du magot pour se sortir de leur bourbier.
Roadtrip parfaitement maîtrisé et mené tambour battant, Dans le fossé pousse la saga familiale au comble de l’extravagance et de l’absurdité. Un petit bijou d’humour noir.
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club
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Ce début de roman m’avait beaucoup accroché mais j’ai été déçue par la suite…
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Ah dommage ! Déçue par l’histoire ? par l’écriture ?
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Essentiellement l’histoire et le manque de rythme. Je me suis un peu ennuyée.
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D’accord je comprends ce que tu veux dire. C’est vrai qu’il y a des passages en peu en creux
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Mince alors! Ça coince à quel moment?
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Assez rapidement ça manque de rythme et je n’ai pas retrouvé le piquant de cette introduction dans le reste du roman (https://des-romans-mais-pas-seulement.fr/romans/dans-le-fosse-sladjana-nina-perkovic/).
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Merci Sacha pour le lien ! Je vais lire ton avis avec plaisir
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Dommage!
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J’aime beaucoup la connivence qui s’instaure entre la narratrice et le lecteur et qui donne envie de découvrir son histoire.
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Mince alors! C’est où que ça coince? L’extrait m’accroche trop mais ton commentaire me refroidit du coup!
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J’ai eu ce même sentiment dès ce premier chapitre !
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Je suis complètement charmée par cet extrait. J’espère que la suite tiendra ses promesses. Je vais quand même noter le titre en attendant la suite.
Non, mais sérieux, c’est incroyablement accrocheur😂 J’adore
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Moi aussi j’ai été charmée par ce premier chapitre ; d’emblée cette narratrice m’a plu et j’ai eu envie de savoir pourquoi et comment elle était arrivée là, penaude, dans ce fossé 😂.
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Si ça se trouve elle est décédée et elle nous parle de l’outre-tombe?
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🤣 Si ça se trouve !!
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On va attendre la confirmation, ou pas, de la part de Julie 😀
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J’ai déjà la réponse Myriam, puisque je l’ai lu 😉😂
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C’est vrai??? Tu caches bien ton jeu toi 😅
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😉
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