Chronique d’un héritage empoisonné : Carcoma de Layla Martínez


Quand j’ai franchi le seuil, la maison s’est jetée sur moi. C’est toujours pareil avec ce tas de briques et de crasse. Il se rue sur tous ceux qui passent la porte et leur tord les boyaux jusqu’à leur couper la respiration. Ma mère disait que cette maison faisait tomber les dents et asséchait les entrailles, mais il y a longtemps qu’elle a pris le large et je n’ai plus aucun souvenir d’elle. Elle disait ça, je le sais, c’est ma grand‑mère qui me l’a raconté, pourtant elle aurait pu s’épargner cette peine parce que j’étais déjà au courant. Ici tes dents, tes cheveux et ta chair tombent et à la moindre inattention tu te retrouves à te traîner d’un coin à l’autre, ou tu te mets au lit pour ne jamais te relever.


Layla Martínez signe ici un court roman saisissant, à mi-chemin entre le conte gothique, le récit de maison hantée et l’allégorie politique. Derrière le huis clos rural oppressant se dessine une Espagne hantée par ses fantômes historiques : dictature, violence sociale. Le texte, sous ses airs de fiction fantastique, explore l’Histoire tragique du pays d’une manière allégorique.

Une vieille femme vit recluse avec sa petite-fille dans une maison délabrée, quelque part dans un village oublié. Cette maison n’est pas seulement vétuste : elle est rongée, habitée, saturée de souvenirs et de voix passées. Le récit explore l’histoire sur plusieurs décennies de cette maison et des femmes qui y ont vécu, entre douleurs héritées et luttes muettes. Tandis que les hommes — vivants ou morts — incarnent la menace.

La maison, personnage à part entière, cristallise à elle seule l’idée de mémoire enfouie, de secrets lézardés dans les murs, comme une métaphore du pays tout entier. Layla Martínez raconte la violence des hommes, mais aussi, la manière dont les femmes survivent, résistent, parfois à peine, mais toujours debout. L’austérité rurale, la peur viscérale, les silences pesants rappellent l’Espagne franquiste et les traumatismes de la dictature. La plume très visuelle, immersive de l’auteure, suit le rythme de la putréfaction, lente et poisseuse de cette maison, qui suinte le bois pourri, la moisissure, la mémoire charnelle.

Une lecture immersive, mais exigeante, presque abstraite par moment. Loin d’un récit linéaire ou explicite, Carcoma fonctionne par touches et oscille entre allusions, sensations. Il faut une certaine concentration, car la plume se perd parfois dans une narration impressionniste.

Malgré ce petit bémol, l’univers est si fort que j’aurais aimé rester plus longtemps et creuser davantage.

Carcoma est un livre intense et j’ai été particulièrement sensible à la manière dont Layla Martínez insuffle à son récit une toile de fond historique profonde. L’Espagne des oubliés, des femmes reléguées, des blessures jamais reconnues affleure dans chaque ligne. Le fantastique y devient politique, le surnaturel y est profondément social.

Carcoma est bien plus qu’une simple histoire de maison hantée. C’est la chronique d’un pays qui a voulu enterrer ses douleurs — dictature, misogynie, violences — et dont les fondations en sont encore imprégnées. L’auteure nous invite à tendre l’oreille vers les voix qu’on a trop longtemps fait taire. Une réussite sombre, envoûtante, et d’une justesse rare.

Lire un extrait

Je remercie les éditions Seuil et Netgalley pour pour l’envoi de ce titre.

Parution : 3 janvier 2025 – Editeur : Seuil – Traducteur : Isabelle Gugnon – Pages : 160 – Genre : littérature espagnole, réalisme magique, thriller fantastique, maison hantée

Carcoma : 1. Vrillette, ver à bois. 2. Préoccupation constante et grave qui vous consume, vous ronge peu à peu.
Aux abords d’un village de Castille, une maison frémissante semble réagir aux moindres faits et gestes de ses habitantes : portes qui claquent, bruits de meuble qu’on traîne, âmes défuntes qui s’accrochent aux mollets – et que l’on écrase pour les tenir en respect. Quatre générations se succèdent entre ses murs. Dans cette famille, ce ne sont pas les bijoux ou la tendresse que l’on se transmet de mère en fille, mais les rancœurs, la jalousie, la douleur – la carcoma, qui ronge qui ronge qui ronge.
Derrière les croyances, les apparitions et les sorts jetés, en sourdine, se cache une histoire bien réelle et d’une violence inouïe. Avec mille nuances, Layla Martínez en explore chaque facette et plonge le lecteur dans un récit aussi glaçant que puissant.

Challenge Thrillers et Polars de Sharon (du 12 juillet 2024 au 11 juillet 2025)


Ju lit Les Mots
Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club – Contributrice journal 20 minutes



Catégories :Challenge Polars et Thrillers, Fantastique/Science-fiction/Uchronie/Dystopie..., Littérature espagnole, Seuil, Thrillers/Polars

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22 réponses

  1. Je le note pour mon fiston qui commence à s’intéresser au genre !

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  2. Tu es là seconde chez qui je lis une chronique des plus tentante sur l’expérience de cette lecture. Il faudra définitivement que je tente aussi.

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  3. L’ambiance semble captivante et la trame de fond historique intéressante bien que difficile.

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  4. J’aime l’idée de la maison comme personnage et même si ce n’est pas nouveau dans un roman, l’écriture semble elle, originale. Merci pour la découverte Julie et cette belle chronique

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  5. Avatar de ducotedechezcyan

    ça m’a l’air d’être tout à fait ma came, je note 🙂

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  6. si je croise ce livre je le lirai même si me méfie de ce genre d’atmosphère entre conte et réalisme !

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  7. Cette lecture a l’air originale et l’atmosphère très bien dépeinte ! Tout à fait le genre d’histoire que j’apprécie !

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  8. Très intéressante cette métaphore entre cette maison qui pourrit, peuplée de fantômes et le franquisme qui hante encore l’Espagne d’aujourd’hui. La couverture est très belle. Merci Julie, passe un bon week-end 🙂

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  9. Une autrice espagnole, pile ce qu’il faut en mai, pour le Mois espagnol et sud américain chez sharon 🙂

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