Vendredi 28 septembre 1883
Commissariat principal d’Amiens
8 heures
— Mais enfin, je vous répète que le commissaire Gamardin m’attend ! Savez-vous qui je suis ? Je suis le baron de Ronnachant !
— Monsieur, cela n’est, hélas ! pas po…
— Assez ! Il suffit, jeune homme ! Mon affaire est des plus urgentes !
L’inspecteur Perrin, un grand échalas roux au regard vif, rejoignit le planton de service au guichet. Il ne comprenait pas la raison de l’agitation du petit septuagénaire ventripotent qui vociférait devant le comptoir, se prévalant de son titre de noblesse.
L’individu, toujours très nerveux, ordonna à nouveau, frappant le pupitre de sa canne :
— Allez de ce pas me chercher le commissaire Gamardin !
Agacé de tout ce remue-ménage, mais aussi un peu impressionné par le ton péremptoire de l’importun, le policier, qui d’habitude n’obéissait qu’à son supérieur hiérarchique, s’exécuta.
Il disparut quelques instants, puis revint d’un pas déterminé :
— Le commissaire m’a affirmé qu’il n’attendait personne aujourd’hui, monsieur.
— Comment cela ? M’avez-vous annoncé ? Lui avez-vous dit que le baron était là ? Avez-vous bien épelé mon nom ? Ronnachant, avec deux n !
L’énergumène, devenu écarlate, ajouta en hurlant :
— Jeune homme, retournez le chercher sur-le-champ !
L’inspecteur était sur le point de hausser le ton, se demandant s’il faudrait ou non appeler du renfort pour placer cet individu en cellule de dégrisement, quand :
— Laissez, Perrin, je vais m’occuper de monsieur.
La personne qui venait de prononcer ces mots, alertée par les cris d’orfraie du baron de Ronnachant, avait un physique capable de calmer et faire taire immédiatement n’importe quel fâcheux. C’était un policier bourru, à la face patibulaire, doté d’un nez fort proéminent ressemblant au boutoir d’un sanglier. Juste au-dessus des sourcils naissait une chevelure noire, hirsute et légèrement grisonnante, comme l’étaient ses épais favoris, donnant l’impression qu’il était dépourvu de front.
Il regardait le petit homme d’un œil réprobateur. Son visage affichait une moue dédaigneuse derrière une moustache semblable à celle d’un morse, terminée par deux extrémités touffues qu’il n’avait pas pris la peine de cirer.
Il examina attentivement le baron de Ronnachant, qui continuait à réclamer le commissaire Gamardin avec ardeur, se demandant ce qu’il devait bien faire de lui.
Il était clair que cet hurluberlu était un aristocrate. Ses vêtements attestaient son rang, mais aussi une certaine confusion. Sa chemise à jabot bouffait hors de sa redingote et le nœud de soie autour de son cou avait été desserré à la hâte afin de mieux respirer. En effet, sa carotide palpitait avec force, témoignant d’une accélération de son rythme cardiaque, et un léger essoufflement était perceptible dans ses supplications. De plus, sa canne à pommeau, en argent vermeil, tambourinait nerveusement sur le bois du guichet. Tous ses doigts boudinés étaient sertis de bagues plus outrageuses les unes que les autres.
Assurément, le monsieur très fortuné devait habiter Henriville, le plus riche quartier d’Amiens.
— Suivez-moi, dit le policier. Je vais vous conduire auprès du commissaire.
Le baron cessa soudain de parler, soulagé que l’on accédât enfin à sa requête.
L’inspecteur souleva une planche pour le faire passer derrière le guichet et l’introduire dans l’office.
Le petit homme reprit alors avec vigueur :
— Pourquoi diable le commissaire Gamardin n’est-il pas revenu à mon domicile ? Je l’attendais chez moi, rue Saint-Fuscien. Il devait faire diligence !
— Quand vous a-t-il dit cela ? demanda l’inspecteur en l’invitant, d’un geste, à entrer dans un couloir sombre.
— Grand Dieu, mais il y a au moins deux heures, après avoir passé la nuit chez moi ! Il a été témoin d’un vol du « Gentilhomme cambrioleur » !
— La nuit chez vous ? Un nouveau larcin ? répéta le policier dubitatif, s’arrêtant au milieu du passage.
Tout à coup, le baron plongea un regard courroucé dans celui de son interlocuteur, puis se remit à crier :
— Je veux voir le commissaire ! Je n’ai pas de temps à perdre avec un subalterne !
— Mais naturellement, monsieur le baron.
Au bout du couloir, le policier ouvrit une porte au chambranle plutôt bas. Celle-ci donnait sur une arrière-cour.
Elle était entourée d’entrepôts aménagés, vestiges de la « nouvelle brigade criminelle » d’Amiens qui avait été créée l’année précédente, en 1882, sous l’égide du préfet Kuhn. La tentative de renouveau et la tournure des événements n’avaient toutefois pas été au goût du haut fonctionnaire. Il avait du jour au lendemain renoncé à l’idée de réformer la police de la Somme. L’ancien commissaire, un certain Gaston Chastagnol, qui venait pourtant d’être fraîchement nommé, avait soudain déserté les lieux 1. Son successeur, Justin Gamardin, avait été muté à sa place, justement parce qu’il travaillait « à l’ancienne ».

Les deux hommes longèrent un hangar désormais désaffecté, celui-là même où, un an auparavant, Chastagnol avait installé un laboratoire et résolu, en partie grâce à des techniques novatrices, « l’affaire Nemo ». L’accès était à présent condamné et les crimes de l’éventreur d’Amiens ne hantaient plus les cauchemars des habitants de la capitale picarde.
Le policier bourru pénétra dans un bureau attenant, seul souvenir épargné par l’actuel commissaire.
Il tendit une chaise au baron, s’assit face à lui et dit :
— Je vous écoute.
— Je crois vous avoir déjà dit que je souhaitais m’entretenir avec le commissaire Gamardin en personne !
— Vous le verrez d’ici peu… mais, au préalable, je dois recevoir votre plainte.
Le baron de Ronnachant sortit un monocle de sa poche et examina attentivement son interlocuteur pendant que celui-ci tirait une feuille d’un casier pour y recueillir sa déposition. Le policier débouchait un encrier. Ses doigts étaient énormes et ses phalanges recouvertes de poils noirs. Il s’empara ensuite d’un porte-mine, qui semblait ridicule entre ses mains gigantesques, et le trempa dans le flacon.
Le baron se dit qu’il n’était pas en présence d’un homme raffiné, mais plutôt d’une sorte de garçon boucher. Ce dernier était pourvu d’un impressionnant cou de taureau.
De ceux dont on hérite en charriant sur ses épaules des carcasses ou bien… des pierres !
Il avait également remarqué son accent parisien. Il pensa qu’il avait affaire à un vétéran du service de la Sûreté ou des mœurs de l’île de la Cité. On disait que, parmi eux, il y avait d’anciens forçats, des casseurs de cailloux du bagne de Cayenne.
Il l’observa désormais avec un peu de crainte et estima que, en attendant le retour de son chef, il suffirait bien pour un dépôt de plainte.
Il ne put cependant s’empêcher de lui lancer avec mépris :
— Puisque vous savez écrire et que cela peut contribuer à ne pas perdre de temps… notez, mon brave ! J’ai été victime, la nuit dernière, du Gentilhomme cambrioleur.
L’homme commença à rédiger, puis s’interrompit pour demander d’une voix grave :
— Je croyais que vous aviez passé la nuit en compagnie du commissaire ?
— Le vol s’est justement déroulé alors qu’il gardait ma demeure. Je suis le baron de Ronnachant ! Avec deux n ! Je suis le propriétaire du Malaquis, le plus grand des hôtels particuliers d’Amiens. Le commissaire Gamardin et deux de vos comparses ont tenté d’empêcher le malandrin de me dérober mes œuvres d’art cette nuit, mais en vain !
— Gamardin, dites-vous ?
— Concentrez-vous donc un peu ! lança le baron excédé. Il y a quinze jours, j’ai reçu une lettre du « Gentilhomme », que j’ai justement dans ma poche, m’annonçant ceci…
Il déposa sur le bureau un courrier que le policier ouvrit et lut à haute voix :
Monsieur,
Vous êtes bien trop riche et je trouve votre fortune bien mal acquise. Votre petit château porte très bien son nom, d’ailleurs.
J’ai donc décidé de vous voler votre collection de tableaux, vos deux Rubens et votre Watteau. Quand ils seront vendus, leur valeur profitera à ceux qui en ont vraiment besoin.
Ne perdons pas de temps inutilement, voulez-vous ? Emballez-moi ces œuvres et déposez-les à la consigne de la gare Saint-Roch à l’attention de monsieur Gentilhomme ! Dans le cas contraire, je viendrai les chercher moi-même dans la nuit du 27 au 28 septembre.
Le Gentilhomme cambrioleur
— Or, non seulement il m’a bien volé ces tableaux, mais il l’a fait lors de la nuit annoncée dans sa lettre !
— Veuillez être plus clair ! répliqua le policier avec une autorité soudaine.
— Mais je le suis ! Votre commissaire est bien plus vif d’esprit que vous l’êtes ! Lorsque j’ai reçu cette missive, j’ai commencé par éclater de rire, et puis, je me suis dit que cette menace pouvait être sérieuse. Après deux nuits sans trouver le sommeil, je me suis rendu ici. Il y avait deux policiers qui fumaient sur le trottoir. Un des deux m’a demandé ce que je voulais. J’ai simplement souhaité m’entretenir avec le commissaire. « Justement, c’est moi ! » a-t-il répondu.
— Et ensuite ?
— Gamardin m’a proposé d’entrer dans le commissariat, mais je lui ai affirmé que c’était une affaire privée, très délicate et très confidentielle. J’ai préféré qu’il vienne au Malaquis, dans la soirée, pour en discuter.
— Ce qu’a fait le commissaire ?
— Tout à fait ! Gamardin n’avait qu’une hâte : empêcher de nuire ce triste individu, qui rapine à Henriville, s’en prenant à bon nombre de mes amis. J’ai donc décidé, sous sa recommandation, de congédier tous mes domestiques. Il s’est adjoint deux auxiliaires pour une opération policière et m’a dit hier au soir que, conformément à notre accord, ses deux hommes et lui allaient veiller, armés, au pied de mes collections. J’ai barricadé et verrouillé toutes les issues. J’étais rassuré par la présence de la police entre mes murs, je suis allé m’allonger.
— Et à votre réveil, laissez-moi deviner, ils avaient disparu et vos tableaux aussi…
— Les tableaux s’étaient volatilisés, oui ! Mais les deux agents et le commissaire dormaient dans la pièce, d’un sommeil hypnotique. La fenêtre était grande ouverte sur la cour. Ils avaient été drogués par une substance ajoutée dans les carafes d’eau.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’étais bouleversé et Gamardin, furieux ! Il est sorti afin de prévenir le procureur d’Amiens. Ses hommes l’ont suivi jusqu’ici pour quérir du renfort. Et voilà deux heures que le vol a eu lieu. Où sont-ils ? Et où est donc le commissaire ?
Le policier passa sa grosse main sur ses joues tombantes et caressa ses favoris. La circonspection se lisait sur sa mine défaite.
Il demanda :
— Gamardin serait allé chez le procureur ?
— Oui, avec en sa possession le mot que le Gentilhomme a laissé sur le rebord de la fenêtre ouverte et qui disait : « Attrapez-moi, si vous le pouvez ! »
— Donc, si je comprends bien votre affaire, vous avez attendu qu’ils reviennent avec le procureur… Et ne les voyant pas rentrer, vous voilà ici.
— Mais oui, à la fin ! Et puis, il suffit, monsieur ! siffla le baron, les lèvres pincées. Je n’ai pas de temps à perdre avec vous ! Non seulement vous ne prenez plus de notes pour ma plainte, mais, en plus, vous vous payez ma tête ! J’en parlerai au commissaire ! D’ailleurs, où est-il ?
— Le commissaire Gamardin ? Mais, il est là, voyons !
— S’il est ici, allez donc le chercher !
— Il est juste sous vos yeux.
— Plaît-il ?
— Je suis le commissaire Gamardin ! Et je crains que vous ne vous soyez fait duper par le Gentilhomme cambrioleur et par deux de ses complices…
Le visage de l’aristocrate prit tout à coup une inquiétante teinte cramoisie. Il fut alors saisi d’un violent malaise. Ses coudes, posés sur le bureau, cédèrent et son front percuta lourdement celui-ci, dans un bruit sec comparable à un coup de canne à pommeau donné sur le pupitre.
Parution : 30 avril 2025 – Éditeur : Fayard – Pages : 288 – Genre : polar, polar historique
Amiens, 1883. Une série de vols rocambolesques divertit la presse et les lecteurs. Un mystérieux « Gentilhomme cambrioleur » dépouille de leur fortune les notables les plus en vue. Mais lorsqu’un crime abject lui est attribué, les habitants et les autorités sont en émoi.
Accusé par la police d’être le coupable, Jules Verne n’aura d’autre choix que de poursuivre cet individu pour laver son honneur.
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club
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Il faut vraiment que je découvre cette autrice !
Merci pour ce joli retour
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Surtout que ça devrait vraiment te plaire 😉
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ho oh intriguée je suis du coup ma chère Julie !
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Je te le recommande ma Ge 😉
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Eh oui ! Arsène Lupin est de retour 😉. Merci pour ces premières lignes Julie. J’ai hâte de lire ce nouvel opus
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Un vrai plaisir à lire, même si je le trouve moins vif. Je ne sais pas l’expliquer…
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Le premier était très pétillant, c’était ce que je m’étais dit en le lisant ! En tout cas cette entrée en matière est très sympa 😊
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Curieuse de ton avis ma Céline 🙂
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🥰
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J’aime beaucoup le ton non dénué d’humour et le sens du dialogue de l’autrice 🙂
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Franchement c’est ce qui rend sa plume intéressante 😉
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Je viens de le terminer.
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J’espère que tu as aimé Sharon 🙂
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Oui, beaucoup.
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🙂
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Hihi, la rencontre (improbable) entre Jules Verne et Arsène Lupin, volà qui est tentant !
Bonne soirée, Julie.
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La manière dont elle l’amène est très intéressante 😉 Excellente journée à toi 🙂
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Je viens juste de le finir !
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Terminé ce week-end aussi ! j’ai hâte de lire ton avis 😉
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J’avais bien aimé son précédent, « Jules Verne contre Nemo » et j’avais bien l’intention de lire celui-ci. Ces premières lignes confortent mon envie… Merci à toi 🙂
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Tu devrais aimer Lilou 🙂
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J’en suis certaine ! 😉😊
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