Chronique sociale des kommunalkas : La Petite Musique du futur de Katerina Poladjan


Vous savez, Matveï Aleksandrovitch, ce n’est pas que je sois malheureuse. C’est juste que je ne suis pas heureuse. En même temps, bien sûr, je me demande si je l’ai jamais été – heureuse, je veux dire ou si j’ai toujours simplement cru ête heureuse alors que je ne l’étais pas, parce que je ne connaissais pas le sentiment de vrai bonheur ou que j’avais pris ce sentiment pour un autre, vous comprenez ?

Et parfois, je me dis que je suis ingrate, et que je vais attirer le malheur en ne voyant pas le bonheur dans lequel je vis, vous comprenez ? Il y a des moments, le matin, où je me réveille en pensant quelle vie…


Après avoir brillamment exploré les méandres de l’Histoire arménienne dans Ici, les lions, Katerina Poladjan nous transporte cette fois dans la Russie des années 1980, à la veille d’un bouleversement politique majeur : l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Ce changement d’ère, marqué par les premiers frémissements de la perestroïka, sert de toile de fond à un roman dense et court — à peine 160 pages — mais d’une grande intensité.

Katerina Poladjan choisit de centrer son intrigue sur un microcosme emblématique de la société soviétique : un immeuble communautaire, vestige des kommunalkas mises en place après la Révolution de 1917. Initialement pensées comme utopie d’égalité, ces habitations forcées réunissaient sous un même toit des familles issues de milieux divers, dans un espace cloisonné, partagé, parfois contraint. L’auteure en restitue avec finesse la complexité : les compromis quotidiens, les frictions inévitables, mais aussi les liens inattendus, les solidarités discrètes.

Dans cet univers clos, un concert clandestin se prépare, prétexte à faire converger les destins, les désirs et les frustrations de chacun. L’auteure s’attache aux regards croisés des habitants, à leurs souvenirs, à leurs espoirs souvent tus. La narration alterne entre réalisme social minutieux et échappées poétiques, flirtant parfois avec l’absurde. Ces digressions fantasmagoriques — loin de distraire — renforcent au contraire l’impression d’étouffement, de huis clos mental, tout en offrant des respirations imaginaires à ces vies soumises à la promiscuité. J’ai beaucoup aimé ces descriptions, ces échanges et cette vie communautaire, tout en réalisant le plaisir, la chance d’avoir mon intimité.

On retrouve ici la plume visuelle et sensible de l’auteure, capable d’évoquer en quelques lignes un univers entier. Les descriptions sont précises, immersives, et donnent vie à ces lieux devenus presque personnages. L’intimité volée, la peur diffuse, la surveillance omniprésente, mais aussi le désir, la jalousie, l’amour impossible — tout est là, comme autant de fils tendus dans ce fragile équilibre collectif.

La force du roman réside aussi dans son exploration de la transmission, notamment à travers une lignée de femmes : Varvara, Maria, Ianka et Krochka. Quatre générations sous un même toit, partageant au millimètre près un espace qui semble se réduire à mesure que grandissent leurs envies d’ailleurs. Chaque relation est finement ciselée, révélant autant la difficulté de cohabiter que la puissance des liens familiaux. Le quotidien devient alors le théâtre d’un drame feutré, en écho aux soubresauts de l’Histoire en marche.

Avec ce nouveau roman, Katerina Poladjan confirme sa capacité à capter l’intime au cœur du politique, à raconter les vies minuscules sans jamais les minimiser. Son regard est à la fois critique et tendre, sa narration précise et enveloppante. Un récit court, mais marquant, qui résonne longtemps après la dernière page.

Je remercie les éditions Rivages pour cette lecture.

Parution : 2 avril 2025 – Editeur : Riaves – Pages : 160 – Traduction : Corinna Gepner – Genre : littérature allemande, historique, Russie, contemporain, social

En ce 11 mars 1985, date de la mort de Konstantin Tchernenko et de l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, à des milliers de kilomètres à l’est de Moscou, dans l’immensité sibérienne, Janka, jeune mère célibataire, sa grand-mère Warwara, sa mère Maria et sa petite fille Kroschk vivent à l’étroit dans un immeuble communautaire, sous le crépi effrité d’une époque révolue. Le temps d’une journée de bascule, comme le calme avant la tempête, un concert clandestin se prépare, le réel se dérobe et les rêves s’envolent.
À la croisée de l’Histoire et des histoires, Katerina Poladjan livre un roman russe à l’atmosphère magique, une parenthèse suspendue entre deux mondes.


Ju lit Les Mots
Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club – Contributrice journal 20 minutes



Catégories :Contemporain, Historique, Littérature allemande, Littérature russe, Rivages

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34 réponses

  1. C’est surprenant d’avoir une ambiance si douce à un moment si complexe. Je serais curieuse de la découvrir surtout que je connais mal la période.
    Merci pour la découverte.

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  2. Cette promiscuité me fait frémir mais elle semble l’occasion d’offrir un texte percutant avec des liens entre les habitants que l’on découvre avec intérêt.

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  3. J’aime beaucoup cette présentation sur un sujet qui m’intéresse depuis longtemps.

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  4. Merci Julie pour ce beau retour. Je ne connais pas du tout cette auteure.

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  5. Voilà qui m’intéresse beaucoup ! En plus, je vois que la traductrice est Corinna Gepner dont je voudrais aussi lire l’essai Traduire ou perdre pied.

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    • Très intéressant cet essai ! La traduction n’est jamais chose aisée, et les traducteurs font un travail formidable. Sans eux beaucoup de livres, ne seraient pas lus. J’aime beaucoup sa phrase : « À mon sens, on ne traduit pas hors sol. On traduit avec toute son histoire, individuelle et collective, avec tout ce qui nous a précédé et tout ce qui nous entoure. »
      C’est elle qui a aussi traduit le premier livre de l’auteure, qui est excellent !

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  6. L’atmosphère de ce roman a l’air particulière, un peu étrangère et je sens que c’est tout à fait le genre de livre qui pourrait me plaire.

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    • Effectivement c’est particulier, mais sans être incohérent ou trop perché. C’est l’occasion de découvrir des gens ordinaires, englués dans une vie où le collectif a souhaité effacé les individus et c’est finalement très intéressant de voir que les gens ont des aspirations pas si éloignées que les nôtres 😉

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  7. Avatar de ducotedechezcyan

    J’avais noté Ici les lions quand tu en as parlé, je note aussi celui-ci. Merci 😉

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  8. Merci Julie pour ce retour de lecture tout en finesse. Je me demandais si avec l’arrivée de Gorbatchev, les russes vivaient une période d’espoir ou de crainte.

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    • Cette journée de bascule, n’a finalement que très peu d’impact sur la vie de ce microcosme. Trop éloigné du centre du pouvoir pour réaliser l’importance que l’arrivée de Gorbatchev a. Et c’est ça que je trouve assez intéressant, car finalement, plus tu es éloigné de la capitale et du pouvoir, moins la politique n’a de prise sur les individus. Un peu comme en France, avec Paris et la province… Les décisions se prennent sans que le peuple à des milliers de kilomètres de Moscou ne participe réellement. Je pense qu’il aura fallu des années avant que cela soit palpable. Par contre au coeur de Moscou cela devait être bien différent. L’auteure met l’accent sur l’espoir mais de manière globale, sans que la politique y soit pour quelque chose. Finalement la vie continue, avec ses hauts et ses bats, ses désirs… J’ai beaucoup apprécié cet aspect 🙂

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  9. Il me tentait bien ce titre… Il me tente encore plus !

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  10. Pas sûre que ce soit pour moi mais très joli retour !

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  11. Merci pour cette belle chronique tout en douceur et finesse qui me donne envie de découvrir cette lecture. Cela me fait un peu penser à un très beau livre que j’ai lu en fin d’année dernière. Le roman se déroule en Géorgie, en partie dans un immeuble communautaire, avec la peur de la Russie… « La lumière vacillante » de Nino Haratischwili… 🙂

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  12. Merci ma Julie pour la découverte de ce titre et de cette auteure 🙏😘

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