Chronique d’un monde sans hommes : Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman


— Tu ne peux pas comprendre, et comme moi-même je n’ai pas eu d’enfant, je ne comprends sans doute pas tout à fait, mais demande-toi ce qui a pu arriver à leurs enfants ! Être comme toi, seuls, égarés parmi les adultes, sauvés par hasard comme tu l’as été, grandissant parmi des inconnus qui n’étaient pas en mesure de prendre convenablement soin d’eux ? Ou tués ? Ou parqués à quarante dans une cave, vivant comme des bêtes, mourant faute de soins ? Elles ne veulent pas penser aux enfants. Probablement sont-ils tous morts, on ne peut rien leur souhaiter d’autre. Si Francine était enceinte, elle a dû faire une fausse couche. Tu n’as jamais vu un enfant, tu ne sais pas ce que cela représente, leur fragilité, leur confiance, l’amour qu’on a pour eux, le souci, être prête à donner sa vie, vouloir mourir pour les préserver, et que c’est intolérable d’imaginer la douleur d’un enfant. Il est vrai que je ne sais rien de tout cela et que je n’ai aucun souvenir de ma propre enfance. C’est peut-être pourquoi je suis si différente des autres. Il doit me manquer certaines des expériences qui font qu’on devient tout à fait un être humain.


Certaines lectures laissent une trace indélébile, non pas par l’abondance d’action ou l’excès de pathos, mais par le vide qu’elles ouvrent en nous. Moi qui n’ai pas connu les hommes, publié en 1995 par Jacqueline Harpman, est de celles-là. Un roman à la fois simple et vertigineux, qui interroge l’essence même de l’humanité à travers une voix singulière et inoubliable. Je suis ressortie complètement exsangue de ma lecture, tellement j’ai été chamboulée !

Le point de départ est saisissant, alors que très simpliste : quarante femmes, enfermées dans une sorte de cave, sous la surveillance silencieuse d’hommes inaccessibles. Nul ne sait pourquoi elles sont là, ni ce qu’il se passe au-delà des grilles. Un jour, les gardiens disparaissent et les portes de leur prison s’ouvrent. Les prisonnières découvrent alors un monde désert, sans trace de civilisation, ni aucune vie.

La narratrice, plus jeune que les autres, n’a aucun souvenir d’un « avant ». Elle n’a jamais connu la liberté, jamais connu les hommes, jamais connu la vie telle que nous l’entendons. C’est à travers son regard que nous suivons cette expérience radicale : une humanité réduite à presque rien, contrainte de survivre dans un monde vidé de sens, vidé de son essence même.

La force du roman réside dans cette voix : froide, lucide, presque clinique. Jacqueline Harpman ne cherche pas à attendrir ni à choquer. Elle laisse parler son personnage qui observe, tente de comprendre, sans se laisser aller à la nostalgie qu’elle ne peut pas ressentir, car certains sentiments lui sont inconnus. Ce ton détaché rend la lecture à la fois troublante et fascinante. On se surprend à tourner les pages avec une sorte de malaise, mais aussi avec la certitude de lire quelque chose d’unique.

C’est un récit post-apocalyptique, bien sûr, mais débarrassé des artifices du genre. Pas de monstres, pas de lutte héroïque, pas d’explication spectaculaire. Juste une poignée de femmes, un monde désert, et cette question lancinante : que reste-t-il de l’humain quand il n’y a plus de société, plus de mémoire, plus de futur ?

Ce dépouillement confère au livre une dimension quasi métaphysique. Lire ce roman, c’est accepter de se confronter au vide, à la solitude absolue, et à la possibilité que l’existence n’ait pas d’autre justification que le fait de sa fin inéluctable. Sans rien, sans avenir, sans passé, le vide. Et même si ce que je vous dis semble triste, je vous rassure cela n’a pas été le cas. J’ai trouvé ça tellement émouvant, vrai, brut, sans artifice, que cela confère au mysticisme par moment. La plume de l’auteure est dense, ciselée, musicale, tranchée et brutale, au point que j’ai parfois eu la sensation d’écouter ce que je lisais. Pour la petite anecdote, j’étais persuadée d’avoir écouté la version audio, alors que je l’ai lu en version papier !  

En refermant Moi qui n’ai pas connu les hommes, on ne sort pas indemne. On garde en soi l’écho de cette voix solitaire, et la sensation d’avoir touché quelque chose de nu, d’essentiel, de profond. C’est un livre austère, parfois glaçant, mais dont la puissance symbolique continue de résonner longtemps après lecture.

Un roman à lire si l’on accepte d’être dérouté, et si l’on cherche dans la littérature non pas seulement une histoire, mais une expérience existentielle.

Je remercie les éditions Stock pour cette lecture.

Parution : 30 avril 2025 Éditeur : Stock – Pages : 272 – Genre : littérature belge, thriller dystopique, dystopie, thriller, fantastique, science-fiction, imaginaire, post-apocalyptique, femmes

Elles sont quarante, enfermées dans une cave, sous la surveillance de gardiens impassibles. La plus jeune – la narratrice – n’a jamais vécu ailleurs. Si les autres femmes ne se rappellent pas comment elles sont arrivées là et n’ont aucune notion du temps, il leur reste un vague souvenir de leur vie d’avant, qu’elles lui transmettent.

Mystérieusement libérées de leur geôle, elles entreprennent une longue errance à la recherche d’autres humains – ou d’une explication – sur une terre désertée.


Challenge Thrillers et Polars de Sharon (du 12 juillet 2025 au 11 juillet 2026)


Ju lit Les Mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club – Contributrice journal 20 minutes –




Catégories :Challenge Polars et Thrillers, Littérature belge, Stock, Thrillers/Polars

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31 réponses

  1. Merci pour cet avis puissant . on sent combien cette lecture t’a ébranlée et c’est ce que je recherche aussi. Alors je suis curieuse de découvrir cette sf dépouillée.
    Notée !

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    • Il m’a fallu du temps pour écrire cet avis, j’ai lu le livre en juin… J’en garde une sensation prégnante et incroyable ! Je me suis littéralement sentie vidée, mais pas dans le mauvais sens du terme. Tu sais que quelque chose te touche tellement profondément que tu n’a plus la force de rien… J’ai lu quelques avis, qui déplorent le fait de ne rien savoir du comment et pourquoi, moi cela ne m’a dérangé. J’espère sincèrement que tu aimeras, car c’est une lecture atypique et si elle te touche elle restera durablement dans ta mémoire…

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  2. Je ne sais pas si je le lirai, mais je me souviens que Jacqueline Harpman a été l’une de mes rencontres littéraires les plus bouleversantes à l’adolescence !

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  3. Merci Julie pour cette belle et émouvante chronique. On ressent que ta lecture a été forte. Je ne pense pas avoir lu cette auteure, et je ne suis pas certaine que ce roman aurait le même impact sur moi, par rapport au questionnement existentiel de l’humain, à faire société, à son futur ; sûrement parce que j’ai plutôt une approche Darwienne de l’humanité 😉

    Merci pour ce partage 🥰

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  4. Avatar de ducotedechezcyan

    On sent à quel point cette lecture t’a marquée en lisant ton billet 😉

    On voir beaucoup passer ce livre ces temps-ci, j’avoue qu’il ne m’attire pas vraiment, mais peut-être que je m’en fait une idée erronée…

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    • Je suis vraiment contente de réussir à mettre des mots sur mon ressenti, ce n’est pas toujours simple. Oui, la nouvelle édition lui redonne une seconde vie et je trouve ça vraiment super. Sans cela je ne l’aurais pas découvert. Il faut un temps pour chaque lecture, peut-être te laissera-tu tenter, plus tard 😉

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  5. Merci Julie pour ta riche et belle lectue de ce roman, un
    des meilleurs de cette auteure, magnifiquement écrit et dont le symbolisme, que chacun peut interpréter selon son état d’esprit, est puissant et touche à la vérité de nos existences.

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    • Merci Hedwige, un excellent livre et je suis ravie de l’avoir lu, surtout quand tu me dis que c’est le meilleur de l’auteure 🙂 Il touche effectivement à ce qu’il y a de plus enfoui et profond en nous. J’ai vu que l’auteure n’avait jamais expliqué le sens de son œuvre, certainement pour laisser chacun se l’approprier…

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  6. mon commentaire est parti sans que je puisse le relire excuse moi

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  7. Un roman post-apocalyptique qui ne reprend pas tout les codes du genre. C’est très intéressant comme approche. Merci pour la découverte Julie. Très bon weekend à toi ☀️🙂

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  8. je disais donc que je ne suis pas le bon public pour les romans post apocalyptiques, mais cette auteure a vraiment un don pour entraîner son lecteur dans sa narration. Mais je n’ai pas apprécié que l’on ne sache pas la raison de l’enfermement ni pourquoi ça s’arrête. Bref un livre très bien écrit mais pour moi l’horreur du monde actuel me suffit je n’ai pas besoin d’imaginer des horreurs imaginaires.

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  9. C’est tellement beau quand une lecture nous remue et nous fait réfléchir autant !!

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  10. Hum, non, je vais passer mon tour !

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  11. Très belle chronique Julie qui me donne envie de découvrir ce livre. Merci 🙏🏻📖

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  12. j’ai lu et commenté ce roman, j’avais souligné le talent de l’écrivaine mais je n’aime pas beaucoup ce genre de romans catastrophes imaginaires, les catastrophe de notre quotidien me suffisent. Et pour celui-ci n’avoir aucune explication sur les causes ni la fin de la catastrophe m’a beaucoup dérangée.

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  13. C’est vraiment un livre très particulier… je le note dans un coin de ma tête, mais je ne suis pas certaine d’être suffisamment en forme en ce moment pour m’attaquer à ce genre de lecture. Ta chronique est puissante et magnifique ! Merci Julie 🙂

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  14. J’étais très intriguée par ce roman, et quand je vois combien il t’a marquée, je pense que je ne vais pas attendre trop longtemps pour le découvrir.

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Rétroliens

  1. ABC Challenge du 13 septembre 2025 au 12 septembre 2026 – Ju lit Les Mots

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