Sélectionné Prix de la littérature arabe 2025 : Je me regarderai dans les yeux Rim Battal


Pour mes parents, le monde extérieur était peuplé de violeurs et, pire encore, d’amants pressés, d’hommes jeunes et moins jeunes qui pourraient souiller les corps de leurs petites filles. Les salles de cinéma étaient un sombre bois de mains baladeuses et de doigts sans scrupules prêts à se glisser dans les interstices les plus redoutables. Nous n’avions pas le droit de dormir chez des amies non plus si celles-ci avaient des frères de plus de six ans. Pour notre sécurité, nous étions captives comme toutes les filles de notre âge, condamnées à regarder avec envie nos camarades de classe et autres garçons du quartier s’attarder dans la rue au retour des cours, rire en bande en mangeant des pépites de tournesol sous les lampadaires qui s’allumaient en clignant de l’œil dès la tombée de la nuit.


La littérature africaine est riche, variée et aux identités multiples, elle explore l’identité, le colonialisme, la mémoire, la féminité ainsi que les traditions.

La littérature du Maghreb est celle que j’ai le plus exploré et c’est par ce biais que depuis quelques années j’aime découvrir les sélectionnés du prix de la littérature arabe.

Le mois africain du blog de Jostein, coïncide parfaitement avec mes programmations de lecture et va au-delà, puisqu’il ne fait que confirmer ce que je constate depuis quelques mois sur mes envies de lectures.

Certains livres ouvrent une brèche vers un monde qu’on aimerait ignorer, mais l’ignorance n’est pas toujours une bonne chose.

Je reconnais que cette lecture ne m’inspirait pas de prime abord, mais, figurant parmi les ouvrages retenus pour le Prix de la littérature arabe, il méritait que je m’y attarde. Je m’y suis donc engagée avec retenue, avant de comprendre, très vite, qu’elle ne me laisserait pas indemne.

L’histoire commence par un geste banal, presque anodin : une jeune fille de dix-sept ans fume une cigarette à la fenêtre de sa chambre. Rien d’extraordinaire, sinon que ce geste, dans son monde, dans sa famille, dans son pays, n’est pas permis. Quand sa mère la surprend, la violence se déchaîne, la punition tombe, brutale, absurde : prouver sa virginité. Un certificat médical pour laver l’honneur familial. L’examen gynécologique qui s’ensuit devient alors la scène centrale, une scène de violence intime, mais aussi de révélation.

À travers cette scène, d’une violence folle, Rim Battal parle de ce qu’on ne dit jamais assez : le contrôle du corps des femmes, le poids de la honte, le regarde des autres, la transmission de la peur de mère en fille. Le roman est court, nerveux, incandescent.

L’auteure n’use pas de fioriture, elle va droit au but, ça claque, c’est nerveux, et c’est ce qu’elle cherche ! Que cette déflagration soit ressentie par ceux qui découvriront cette histoire. Sa langue, directe, sans détour, respire la colère et la lucidité.

Ce roman, n’est pas seulement une dénonciation du contrôle du corps des femmes au Maroc, ou d’une tradition figée. C’est avant tout un cri d’émancipation. L’héroïne refuse de baisser la tête, de plier, face à l’absurdité, même quand tout autour d’elle cherche à la briser.

Dans un monde où on exige d’elle des preuves de pureté, elle choisit de se regarder réellement et de se voir enfin, pour ce qu’elle est. Une fille pas sage, l’opposée de ce qu’on a attend d’elle. Elle décide de ne pas être une victime et d’être une personne à part entière, avec ses défauts et ses qualités. Le lien est rompu avec ses parents, le temps de se construire et de s’émanciper, le temps de comprendre que la tradition, le qu’en-dira-t-on est plus fort que l’amour que les mères portent à leurs enfants. Car c’est sur les femmes, les mères que repose la transmission et si les enfants « tournent » mal, ce sera à cause d’elles. Ce qui, du point de vue occidental est complètement incompréhensible, est admis. On enferme donc les filles dans un carcan, pour les protéger d’elles-mêmes, des autres, les museler pour qu’elles ne se rebellent pas. Pour qu’elles puissent se marier, et ne pas salir l’honneur de la famille. Car l’honneur des hommes, repose sur la femme ! D’où les schémas répétitifs…

La charge mentale est lourde, beaucoup plus que celle que nous portons en occident.

Ce qui frappe à la lecture, c’est la sincérité brute de Rim Battal. Elle ne cherche pas à adoucir son récit ni à en faire un manifeste. Elle raconte simplement ce que cela coûte de vouloir vivre pour soi, dans un environnement qui ne le permet pas. Le texte déborde d’énergie, de fierté, mais aussi de tendresse pour les contradictions, la douleur de grandir dans la honte des autres.

J’ai particulièrement été émue par la fin lors de l’échange entre la mère et la fille, des années après la punition absurde du test de virginité. C’est un moment fort, émouvant, plein de tendresse durant lequel finalement la fille comprend beaucoup de chose au point d’en être émue et cette émotion, l’auteure arrive à la transmettre.

On referme ce livre, le cœur, un peu serré, mais la tête haute, comme la narratrice.

Ce n’est pas un roman “agréable”, ce n’est pas un texte qu’on lit distraitement. C’est un texte qui remue, qui dérange, mais qui donne aussi envie de se dépasser. C’est une déclaration de liberté, une promesse faite à soi-même de ne plus détourner le regard.

Et c’est peut-être là tout son pouvoir : rappeler qu’avant d’être un combat collectif, l’émancipation commence toujours par la sienne.

Lors d’une exposition, Rim Battal, poétesse avant d’être écrivain, écrit : « Le corps de la femme est un territoire colonisé : par la religion, la société, la publicité, la tradition, la superstition. »


Parution : 8 janvier 2025 – Éditeur : Bayard – Pages : 208 – Genre : littérature marocaine, féminisme, tradition, relations mères-filles, féminisme

À dix-sept ans, à l’âge des romans à l’eau de rose, des serments d’amitié et des poèmes de Rimbaud, une jeune fille fume une cigarette à la fenêtre de sa chambre. Cette transgression déclenche la violente fureur de sa mère – puis, comme un envol effaré, la fugue de la narratrice. Un ultimatum lui est alors posé : elle devra produire un certificat de virginité. L’examen gynécologique forcé sera sa « première fois ». Comment sortir de l’enfance quand tous les adultes nous trahissent ? Comment aimer quand ceux qui nous aiment nous détruisent ? Porté par une écriture puissante qui n’oublie ni l’ardeur ni la drôlerie, le récit de Rim Battal dit les premières fois, le désir, la générosité et la force qui président à la naissance d’une femme et d’une écrivaine.


Le mois Africain 2025 chez Sur la route de Jostein


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



Catégories :Bayard, Contemporain, Faces cachées, Le mois Africain, Littérature marocaine

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35 réponses

  1. Encore une magnifique chronique que tu nous livres Julie 🥰, bravo tes mots rendent hommage à ce texte fort. La citation de l’auteure que tu notes à la fin est vraiment très parlante.

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  2. Il est dans mes listes à lire, je m’attends effectivement à une lecture claque!

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  3. C’est effarant et infiniment douloureux de lire ces témoignages de femmes du Maghreb. J’ai surtout lu des récits de femmes iraniennes qui vont dans le même sens.Pourquoi les femmes sont-elles considérées partout dans le monde (un peu moins chez nous mais très peu) comme des objets de possession dont les hommes peuvent disposer à leur guise ? Qu’est ce qu’ il se passerait de si terrible si on les considérait pleinement comme êtres humains?

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    • Malheureusement quelque soit l’endroit du monde, les femmes restent peu considérées. A des degrés différents en occident, mais la mode aux masculinsites et autres dérives d’hommes frustrés qui estiment que s’ils échouent à être en couple c’est à cause des femmes, c’est sensiblement pareil.
      En tant que femmes, nous devons toujours restées vigilantes pour que nos droits durement acquis, le restent. Le corp des femmes ne leur appartient pas…
      A ta question, je répondrais que les hommes seraient bien frustrés et n’auraient plus aucune autorité, ce qu’ils ne sont pas prêts à lâcher…

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  4. J’aime ce type d’écriture, nerveuse, sans fioritures et sincère.
    incroyable d’en arriver là pour avoir fumé une cigarette.
    Et effectivement, ce sont souvent les mères, soumises au diktats des hommes et de la société, qui entretiennent le carcan patriarcal.

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  5. Merci de cettw belle chronique. Je ne connais pas cette littérature. Bon week end

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  6. Merci pour cette belle présentation du rude combat de ces femmes. Je comprends qu’il soit essentiel. Mais j’avoue que parfois je trouve qu’on tourne un peu en rond en traitant un peu toujours des me^mes sujets sur la culture arabe. J’aimerais la découvrir aussi sous d’autres angles même si je reconnais que celui-ci est très important.

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    • Rassure toi, je suis entièrement d’accord avec toi sur le fait qu’il y a comme une manière de stigmatisation de la culture arabe, comme étant violente, irrespectueuse de la femme… Cela existe, comme partout et je ne souhaite pas non plus ne lire que ça, car pour moi ce n’est pas ça le plus important. J’ai plusieurs lectures qui vont arriver plus ouvertes et moins ciblées comme celui-ci.
      Néanmoins, malgré tout, ce que je retiens c’est le message universel sur les femmes. Sur leur transmission, leur peur et cela se vérifie quelque soit le pays. Si un enfant est mal éduqué on dira c’est la faute de la mère…
      Je te remercie pour ton message très éclairant sur la perception de la culture arabe 🙂

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  7. Avec ce genre de thème dur et fort, il me semble parfois nécessaire de ne pas adoucir pour mieux exposer comme semble l’avoir fait ici l’auteur. Le roman a l’air de ne pas pouvoir laisser indifférent.

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  8. Je 🤞 pour que ce premier roman reçoive ce prix. Ce serait un excellent signe d’ouverture d’esprit. Cette artiste poète pose parfaitement le dilemme actuel, je trouve. Par peur d’une évolution qui risquerai de discuter les fondements d’un système moral et politique, l’évolution actuelle et de garder rigides toutes les règles de ce système et au besoin, de les rendre encore plus immuables !
    À suivre donc 🙏

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  9. Une magnifique chronique de ta part Julie. L’archaïsme de ces vieilles traditions faites pour oppresser les femmes, est d’une violence. Toujours passionnant de découvrir grâce à toi ces auteurs et autrices de la littérature arabe. Bon week-end à toi Julie 🙂📚

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    • Oui chaque pays a ses traditions bizarres et j’aime beaucoup effectivement les découvrir. Alors je suis ravie que tu apprécie ma chronique 🌺
      Merci beaucoup Frédéric, si j’arrive à donner plaisir à découvrir la littérature arabe, j’en suis ravie 🥰🌺
      Excellent week-end Frédéric 🌟

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  10. Ce livre a fait partie du club de lecture de l’année passée et les lectrices ont eu à peu près le même ressenti que toi.

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  11. Je le note tout de suite, j’ai envie d’en apprendre un peu plus.

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  12. C’est un texte qui a l’air très intense à lire, et qui me prend déjà aux tripes en lisant ta chronique. Je note !

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