
« J’ai emboîté le pas à Nahor et à Haran, et tous trois nous sommes montés à la saqifa des Banu Sâ’ida, la place centrale de la ville. Il y avait foule ; des hommes, des vieux et des moins vieux, de pauvres diables abîmés de partout, debout sur un pied ou sur les deux, à croupetons ou assis en tailleur à même la terre, ou adossés à ce que les lieux offraient de murs encore valides, ils cuisaient au soleil en ruminant de sombres pensées. Massés aux points névralgiques, des gamins tout en nerfs sous leurs gandouras aériennes les observaient avec des regards aigus. Sur les terrasses des maisons environnantes et derrière les moucharabiehs de leurs fenêtres, les femmes n’en perdaient pas une miette ; elles sentaient des choses, qui arriveraient bien un jour, les temps étant au malheur imminent. Et leur ville, Tell al-Muqayyar, coincée entre Dijla et al-Furat, le Tigre et l’Euphrate, au fin fond de la Mésopotamie méridionale, n’avait jamais été trop loin de la route des cyclones.
Au milieu de la place se dressait une tribune coiffée d’un auvent bricolé avec des madriers de récup, des roseaux, des rames de palmier. Que se passait-il ? Pff, la routine, un meeting politique, mais celui-ci serait crucial, les crieurs l’avaient annoncé plusieurs jours d’affilée avec de la hâte dans le ton. On attendait les émissaires d’al-Houria, le parti de la Liberté et du Renouveau, lui-même fort vieux mais à la pointe du combat contre l’Accord.
La chorta, la police municipale, surveillait de loin, sans autre dégât, ses forces se réduisant à peu : son chef, un être poussif notoirement pulmonique qui n’avait que son tarbouche écarlate et son nerf de bœuf pour impressionner les foules, et deux, trois nervis d’occasion, appointés à l’heure, à peine capables de trucider des grands-mères dans le dédale de la nuit. Aucun risque de débordement, le soleil maintenait ce petit monde au point mort haut de la torpeur.
Tous attendaient, patients et graves, indifférents aux mouches qui faisaient la course au-dessus de leur tête. »
Parution : 1 octobre 2020 – Éditeur : Gallimard – Pages : 288 – Genre : réécriture, religion, imaginaire
En 1916, alors que le premier conflit mondial s’étend au Moyen-Orient, Terah, un vieux patriarche chaldéen, ayant compris que son fils Abram est la réincarnation d’Abraham, le charge de conduire la tribu vers la Terre promise, comme jadis son ancêtre de la Genèse. Au terme de ce long périple, Abram parviendra-t-il à fonder la cinquième Alliance, susceptible de guider les hommes et d’apaiser leurs maux?
En ces temps de retour angoissé aux questionnements religieux, Boualem Sansal est de ces écrivains qui accompagnent les élans spirituels et illustrent leurs dérives. En actualisant l’histoire ancienne de la Genèse dans le but d’éclairer nos temps obscurs, il nous offre ici une parabole sur la puissance et les faiblesses de la pensée religieuse.
Catégories :Premières Lignes...
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