Premières lignes… Mourir au monde de Claire Conruyt

Sœur Anne se roule dans les draps, souffle sous cette tente improvisée. De l’air. De l’air chaud. Il faut remplir, s’entendre respirer. Remplir la nuit. Elle perçoit le sifflement lointain d’un train.

Quelque chose hurle. Une plainte.

Le train entre en gare. Elle entend « au revoir ». Sur le quai, elle est seule, sa petite valise à la main. Elle est jeune. Elle est belle. Elle sera religieuse. Les wagons défilent, passent sans que le moindre regard se pose sur elle. La gare est grise. Sœur Anne avance, sourire aux lèvres, parfaitement convaincue. Sa vie commence.

Le sifflement du train est loin. Vingt ans plus tard, il résonne encore. Il revient quand elle se souvient de la jeune femme sur le quai. Son double, celle d’avant. Elle s’avance et veut lui prendre le bras. Mais ses mouvements sont trop lents, elle est lourde, sa marche est molle, elle s’enfonce dans l’asphalte. Le bitume noir est devenu souple, élastique. Son corps est englouti, la chaleur du goudron fondu atteint ses genoux, sa taille, son buste, son cou. Seule sa tête dépasse. Le train siffle. Les wagons défilent. Et elle crie à la jeune femme sur le quai. Que lui crie-t‑elle ? Elle ne sait pas. Elle la prévient mais la jeune femme ne l’entend pas. Tous les soirs depuis vingt ans, ce rêve étrange vient hanter la religieuse.

Sœur Anne brosse ses cheveux blonds, les recouvre d’une guimpe à laquelle est épinglé un voile noir qui ceint son visage. Elle exécute ces gestes avec précaution et revêt l’habit de l’épouse du Christ : une robe, noire elle aussi, jusqu’aux chevilles couvertes d’un collant ; un col blanc, strict ; une cape qui drape ses épaules. Elle lace ses chaussures qui, à force d’être cirées, pèlent légèrement sur les côtés.

Sa chambre est modeste. Un tabouret rangé sous le bureau qui craque quand elle s’y accoude. Une armoire. Une table de nuit sur laquelle reposent un bréviaire et une bible. Un lit fait au carré. La cloche sonne la fin de l’été et le réveil du pensionnat qui attend ses élèves. Si la religieuse tend l’oreille, elle peut percevoir le bruit métallique des marmites sorties par les sœurs à la cuisine. Les tiroirs qui s’ouvrent, les couverts qui claquent, les verres qui rutilent tandis que le soleil s’allonge nonchalamment sur les étagères de la pièce au carrelage blanc. Le crépitement du tuyau d’arrosage. Le batte‑ ment d’ailes des colombes qui perdent leurs plumes. Plus loin, de l’autre côté du jardin et de la cour, les salles de classe que l’on visite une dernière fois. Les chaises que l’on tire, les livres que l’on range, les stores que l’on ouvre. La cloche de la chapelle, endormie depuis deux mois, sonne toujours. Celle qu’on appelle Petite Sœur Jean positionne consciencieusement les fleurs du bouquet décorant l’autel. D’un côté, les bancs où s’assoient les religieuses. De l’autre, à l’exact opposé et face au prêtre qui leur tourne le dos, ceux de l’as‑ semblée.

Le couvent bourdonne mais la religieuse est immobile. Le visage à quelques centimètres de la porte. Une main sur la poignée, l’autre sur son ventre. Une douleur étrange fait son chemin. Elle ferme les yeux. Elle sent le battement régulier de son cœur. Une chaleur angoissante lui tord les tripes.

« Sœur Anne ?

– J’arrive, ma Mère. »

Elle se redresse, fourre sa main dans sa poche, coffre la douleur tout au fond où dorment un chapelet et la fleur qu’elle a cueillie plus tôt.

Le cloître est, en apparence, habité par des âmes simples et douces. Leur marche est régulière. Leur sou‑ rire, si on le croise, identique. Ce matin, Sœur Anne est accueillie par des regards circonspects. Les yeux rivés sur les dalles de pierre, évitant de croiser les démarcations comme le font les enfants, elle progresse jusqu’au portail où sont reçues les élèves. Mère supérieure lui emboîte le pas.

« La chambre de notre nouvelle postulante est prête. Vous lui montrerez ? »

Sœur Anne aperçoit au loin trois cars blancs, fatigués et bruyants.

« Oui, ma Mère. »

Parution : 19 août 2021 – Éditeur : Plon – Pages : 160

Sœur Anne ne s’est jamais véritablement adaptée à la vie en communauté au sein du couvent où elle vit pourtant depuis vingt ans. Lorsque Mère supérieure la charge du patronage de Jeanne, une jeune postulante, se réveillent en elle des sentiments et des questions que la règle conventuelle lui avait fait oublier. Bientôt, la relation entre les deux femmes dépasse le cadre de la formation. Jeanne est une bouffée d’air frais pour les religieuses. Mais elle bouleverse l’existence de Sœur Anne qui, à ses côtés, aperçoit la possibilité de ressaisir le sens de sa vocation et de se retrouver elle-même. Quelle place reste-t-il pour l’affection et pour l’humanité quand entrer dans les ordres exige de se défaire de soi-même et de s’abandonner à Dieu ? Comment la communauté peut-elle comprendre que la délivrance de Sœur Anne, pour qui la foi ne suffit plus, repose entièrement sur sa relation avec Jeanne ?



Catégories :Premières Lignes...

7 réponses

  1. Je l’ai pris en Ebook. Je compte donc le lire dans les toutes prochaines semaines. 😉

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Rétroliens

  1. Premières lignes#119 – Les Paravers de Millina

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