Jon Gutiérrez n’aime pas les cadavres dans le Manzanares.

Ce n’est pas une question d’esthétique. Celui-là est très déplaisant (il semble avoir passé un certain temps dans l’eau), avec sa peau bleutée couverte de taches violacées, ses mains pratiquement détachées des poignets. Mais il ne peut se permettre de faire la fine bouche.
La nuit est particulièrement sombre, et les réverbères qui éclairent le monde des vivants, six mètres au-dessus d’eux, ne font que densifier les ombres. Le vent arrache d’étranges murmures aux roseaux, et les quatre-vingts centimètres d’eau sont plutôt frais. Après tout, nous sommes dans le Manzanares, il est 23 heures, et février montre déjà sa patte grise à la porte.
Rien de tout cela ne dérange Jon outre mesure, pour la bonne raison qu’il est habitué aux eaux glaciales (il est de Bilbao), aux murmures dans le noir (il est gay) et aux corps sans vie (il est inspecteur de police).
Non, ce qui dérange Jon Gutiérrez, avec les cadavres du Manzanares, c’est d’avoir à leur prendre le pouls.
Je suis vraiment trop con, pense Jon. C’est un boulot de débutant. Mais ces trois demi-portions ne seraient pas foutues de prendre le pouls de leur mère.
Non pas que Jon soit gros. Mais à force d’être toujours le plus balèze dans la pièce, des habitudes s’installent, qu’on le veuille ou non. La sale manie de rendre service. Qui devient une nécessité, quand trois benêts à peine sortis de l’académie manquent de se noyer sous votre nez en jouant les canards dans les roseaux pour tenter de sortir un corps de l’eau.
Par conséquent, Jon enfile une combinaison en plastique blanc, des bottes en caoutchouc, et se jette à l’eau avec un bordeldeputaindevosmères qui fait monter le rouge aux joues aux nouveaux.
L’inspecteur Gutiérrez s’approche à grandes enjambées, déplaçant l’eau et la flicaille en herbe, de l’îlot de végétation où s’est échoué le cadavre. Pris dans des racines, le corps est immergé dans la rivière. Seuls surnagent une tête et un bras. Ballottée par le courant, la victime semble essayer de nager pour échapper à son inexorable destin.
Jon se signe mentalement et plonge les bras sous le cadavre. Il est mou au toucher, et la graisse bouge sous la peau comme si c’était un ballon de baudruche rempli de pâte dentifrice. L’inspecteur tire. De toutes ses forces de harrijasotzaile – de leveur de pierre. Les bons jours, il soulève pas loin de trois cents kilos. Il plante ses jambes dans le sol.
Je vais leur montrer, aux blancs-becs.
Ses énormes bras se tendent, et alors il se passe deux choses en même temps.
La deuxième : le corps ne bouge pas d’un centimètre.
La première : le fond sablonneux de la rivière avale le pied droit de l’inspecteur, qui tombe sur le cul au milieu du courant.
Jon n’est pas du genre à chouiner ou à se plaindre pour un rien. Mais les rires des blancs-becs se font entendre par-dessus le bruit de l’eau, par-dessus les murmures du vent dans les roseaux et même par-dessus ses propres jurons. Si bien que Jon, de l’eau jusqu’aux épaules et l’orgueil blessé, s’autorise un instant à céder au réflexe – très humain – de s’apitoyer sur son sort et de rejeter la responsabilité de ses malheurs sur autrui.
Putain t’es où, Antonia ?
Parution : 23 mars 2023 – Éditeur : Fleuve – Traduction : Judith Vernant – Pages : 480 – Genre : thriller, polars, thriller psychologique
Antonia Scott n’a peur de rien, sauf d’elle-même. Antonia Scott est la pièce maîtresse du projet Reine rouge, créé pour résoudre les crimes les plus complexes. Un soir, elle et Jon Gutiérrez, un flic à l’instinct aiguisé, sont sollicités sur une affaire urgente : la disparition d’une femme étroitement liée à un clan mafieux actif à Malaga. Cette dernière, après avoir échappé à une tentative d’assassinat, s’est évaporée dans la nature. Mais les deux agents ne sont pas les seuls à vouloir la retrouver.
En effet, celle qui répond au nom de Louve noire, une dangereuse tueuse à gages à la solde de la mafia russe, est également sur ses traces… Des paysages ensoleillés de l’Andalousie aux décors enneigés de la Sierra, Antonia Scott, toujours en proie à ses démons, devra affronter cette terrible rivale.
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