Premières lignes… Stupeur de Zeruya Shalev

Debout derrière la porte close, elle se tient immobile. À quoi bon appuyer sur la sonnette ou frapper, puisque, de toute façon, la maîtresse de maison a remarqué sa présence. Elle discerne l’esquisse d’un mouvement derrière la fenêtre ouverte de la cuisine, aussi discret qu’un cillement. Sur le fourneau bout une énorme marmite qui cache assurément la toute petite femme et sa cuillère en bois. À n’en pas douter, celle-ci prépare une soupe de lentilles. De quoi nourrir son fils adoré ? Est-il là ?

Les vapeurs qui s’échappent vers l’extérieur lui enflamment le visage, imprègnent ses cheveux, « Sonia, ouvrez- moi, lance-t-elle en direction de la marmite, puis elle ajoute, bien que ce soit inutile, c’est moi, Rachel. » Il lui semble saisir une hésitation chez sa belle-mère, deux ombres qui s’entrechoquent. Cette dernière oserait donc l’ignorer, alors qu’elle a mis sa vie en péril pour arriver jusqu’ici ! À cette époque, atteindre Jérusalem était une entreprise terrifiante. Embusquées tout le long de la route, des bandes d’Arabes tiraient sur les convois qui se dirigeaient vers la ville assiégée. Malgré les exhortations de ses compagnons de Tel-Aviv qui avaient tenté de la dissuader d’entreprendre ce voyage, elle avait tenu bon. C’est du suicide, n’avaient-ils cessé de lui répéter, mais avait-elle le choix ? Elle lui avait envoyé lettre sur lettre sans obtenir la moindre réponse.


« Sonia, je dois voir Mano ! insiste- t-elle. Je suis venue spécialement de Tel-Aviv. Je m’inquiète pour lui, je ne comprends pas ce qui se passe. Il est là, chez vous ? »

Par une telle chaleur, l’air monte en volutes qui enveloppent son corps comme si elle était un génie sorti d’une bouteille ou qu’elle allait se liquéfier et laisser pour unique trace une petite flaque que sa belle-mère, à grands coups de balai, repousserait allègrement en bas des marches. Elle avait oublié à quel point le soleil de Jérusalem était un défi dès les premières canicules de printemps, et là, il tapait précisément sur sa tête,

« Sonia, j’ai soif, crie-t-elle tout en s’accrochant aux barreaux de la fenêtre, je peux avoir un verre d’eau ? »

Lors de sa première visite ici même, quatre ans auparavant, elle avait trouvé cette femme, petite et épaisse, en robe de chambre, debout sur le seuil de son appartement, exactement là où elle se tient à présent. Sans états d’âme, en vraie mégère, elle renversait une casserole d’eau bouillante sur les enfants du quartier qu’elle avait surpris en train de cueillir les fruits de son néflier. Quelques gouttes avaient mouillé la robe rouge à fleurs jaunes que portait Rachel en l’honneur de cette visite et elle s’était arrêtée au milieu de l’escalier, avait vu les gamins s’enfuir en poussant des cris de terreur, ainsi que le sourire mauvais affiché sur le visage qui la toisait du haut du perron. Non, cette créature ne pouvait pas être la mère de Mano…

Elle s’apprêtait à battre en retraite, je me suis apparemment trompée d’entrée, les bâtiments se ressemblent tous dans ce coin, mais à cet instant il était sorti pour l’accueillir. Blême et honteux, il avait, à voix basse, sermonné la femme en robe de chambre, lui qui s’était toujours montré poli et attentionné envers elle, jusqu’à ce jour où il était parti, sans un au revoir, sans une lettre.

Parution : 17 août 2023 – Éditeur : Gallimard – Traduction : Laurence Sendrowicz – Pages : 368 – Genre : tranche de vie, littérature israélienne

Au chevet de son père mourant, Atara recueille les propos confus de cet homme qui l’a élevée avec sévérité. Il l’appelle Rachel, du nom de sa mystérieuse première épouse, s’adresse à elle par une vibrante déclaration d’amour. Troublée, Atara retrouve sa trace et réveille chez cette femme âgée un douloureux passé dans la lutte armée clandestine. Rachel n’a rien oublié de ces années de résistance contre les Anglais, avant la fondation de l’État d’Israël, et surtout pas le prénom de celle qui aujourd’hui se présente à elle. Mais de qui Atara porte-t-elle le nom ? La rencontre de ces deux femmes bouleversera de façon inattendue leur existence et liera à jamais leur destin.En sondant magistralement l’âme humaine, Zeruya Shalev montre comment l’histoire collective d’une société fracturée bouscule les liens privés. De sa plume délicate et précise, elle interroge la parentalité, le couple, mais aussi la culpabilité et les silences qui régissent nos vies.



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