Je viens de naître.
J’ai mille ans.
L’air étouffe, la moiteur comprime. J’apprends à respirer, bien sûr, à ouvrir et fermer les mains aussi. Je sais que les bébés s’agrippent à n’importe quoi pour tenter de rattraper leur confort amniotique et fœtal.
J’ai mille ans et il manque encore.
Je suis née dans une maison entourée de murs aux fleurs naïves sculptées sur une façade pastel, un héritage païen, nubien, au pays arabe des hommes noirs. Quelques briques mal ajustées ont perdu leur enduit et font bayer la maçonnerie aux corneilles.
Beit warde, la « Maison rose », se trouve en bas de la colline.
Plus haut, c’est Karkar. Un nom de rocailles pour un rêve déchu. Un village d’hommes. On ne trouve que des mâles là-haut, les femmes n’ont pas droit de cité chez les orpailleurs ni dans leur domaine. Conscients du danger, de tous les dangers, ces messieurs ont décidé d’écarter l’irrémédiable, le pire de tous. Ou de ne plus aimer. Ils tiennent les dames à distance.

Ils vivent dans une odeur de pisse, de sueur et d’arsenic, dans le ronronnement agaçant des vieilles machines à tamiser, leurs engrenages à l’agonie. La rouille vient gripper les manivelles et écorcher les mains. Les armes en bandoulière, à la ceinture, dans un sac… Partout, visibles… ou invisibles et, dans ce cas, induites et soupçonnées. Les regards aux aguets. Les doigts crispés, les phalanges bloquées, comme pour anticiper le moment où il faudra tirer ou fermer le poing. Et ce petit sourire résilient : ici, si tu es en vie, c’est que tu as déjà vaincu, mais que tu peux l’être. Se lever le matin, c’est déjà cracher au ciel. Ils évoluent, farouches et jaloux, enfermés dans une liberté qui ne leur appartient pas vraiment, pas complètement, au beau milieu d’un bric-à-brac de tout et n’importe quoi, très encombrant : des bouteilles d’eau aux cigarettes, du lait en poudre aux tuyaux en plastique, des fûts d’essence aux médicaments… Les échoppes sont protégées par des grilles, souvent plus solides et mieux plantées que les boutiques elles-mêmes, devantures en acier forgé mais murs en palettes. Les voleurs se défient des voleurs. L’on trouve quelques hommes braves, parfois quelques braves hommes.
La contrebande comme raison de survivre, l’or comme une drogue, une poussière d’ange pour déshérités à la poursuite d’une richesse inaccessible, un manque impossible à sevrer. Ici comme ailleurs, on court derrière des espoirs crevés comme autant de poulets sans tête, en plus désordonnés mais infiniment plus déterminés. Chacun son histoire, ses meurtrissures, ses crevasses de frustration… À Karkar on leur échappe en les laissant se fondre dans le creuset d’une vie sans passé ni avenir.
Parution : 24 août 2023 – Éditeur : Récamier – Pages : 224
Amal est née au milieu de nulle part, dans un village d’orpailleurs et de contrebandiers au nord du Soudan, à deux pas de rien, dans la Maison rose, tout à la fois bordel et prison, habitée par des femmes magnifiques. Dont sa mère, splendide candace, majestueuse et protectrice.
L’exil comme seule issue, mère et fille quittent leur village, et se lancent dans un voyage peuplé de rencontres, d’amis, de dangers et de prédateurs. De rires et de pleurs. La Méditerranée puis l’Europe en ligne de mire. Le désert, ses nomades et ses guerriers, en mirage. Et, du haut de ses mille ans, Amal, avec sa naïveté de nouveau-né et sa sagesse de migrante, s’efforce de trouver une morale à l’absurde et au tragique, à chaque soubresaut de sa très jeune vie.
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Sujet extrêmement intéressant, bien que la lecture soit un peu ardue j’ai l’impression
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Oscar Lalo a effectivement une plume bien particulière, que j’ai particulièrement aimé dans La race des Orphelins et que je retrouve ici. Il faut se laisser porter, mais je comprends que la lecture puisse sembler compliquée.
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Hâte de découvrir celui-ci !
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Je te comprends ! J’ai hâte aussi ! Il a l’air fort…
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J’ai très envie de découvrir ce livre
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Je devrais le recevoir 😉 Ce sera intéressant d’avoir ton avis dessus 🙂
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