Un livre, un extrait… Adieu Tanger de Salma El Moumni

Au départ tu ne cherchais aucune sensualité, tu ne comprenais même pas qu’il puisse y en avoir dans ce corps lambda. C’était devenu une habitude, un rituel du soir. Tu t’asseyais, t’allongeais, cambrais le dos pour mieux voir sous tous les angles, tournais sur toi-même et redécouvrais l’espace de ta chambre, où des objets traînaient : un peignoir, une jupe, des dossiers, de la poussière. La sourdine d’enfance laissait place aux regards étrangers qui t’accompagnaient jusque dans la solitude de cette pièce adolescente. Tu trouvais belle cette figure figée à travers l’écran du téléphone.

Certaines parties de toi étaient attirantes, tu le pensais. Immobile, le téléphone dans tes mains, tu passais de longues minutes à examiner les photos une par une, un petit sourire aux lèvres. Tu ne les regardais pas comme tu te serais regardée, mais comme si tu observais une femme dans la rue, comme si toi aussi tu étais devenue l’un de ces hommes qui se retourne sur ton passage, la tête penchée pour mieux voir.

Tes poses variaient : l’homme assis en terrasse d’un café n’avait pas la même vue que celui assis sur les marches d’un immeuble, ni celui de l’épicier ou du garde d’une administration quelconque. La frontière entre ces hommes et toi se brouillait à mesure que les photos s’accumulaient, que les jours passaient. Tu étais à la fois toi et un autre. Toi au moment des photos, un autre quand tu les observais.

Tu pensais saisir quelque chose, tu pensais mieux comprendre ce que tu représentais, l’objet que tu devenais. Tes yeux étaient leurs yeux ; leurs mains, tes mains. Tu touchais ton bras, ton épaule, ta main se serrait autour du cou, puis le thorax entre les seins, le haut du ventre, l’aine. L’objectif du téléphone tenait en équilibre approximatif, entre deux livres, contre un abat-jour, posé face au mur. Tu mettais le minuteur, tu revenais à ta place, tu comptais en silence les secondes qui te séparaient du cliché immortalisé. Cinq, quatre, trois, deux, un…

Parution : 30 août 2023 – Éditeur : Grasset – Pages : 180 – Genre :

Alia est lycéenne, elle habite Tanger. Chaque jour, elle réalise que son corps dérange dans les rues qu’elle emprunte – elle est déshabillée du regard, sifflée, suivie. Tandis que ses parents croient la protéger en lui conseillant d’être plus discrète, l’adolescente refuse cette injonction à l’invisibilité et veut comprendre les raisons du désir masculin. Alors, Alia commence à se prendre en photo. Dans le secret illusoire de sa chambre, elle pose, s’allonge, se cambre, observe ce corps que les hommes guettent.
Si Alia aime secrètement un garçon plus âgé qu’elle, c’est dans les bras de Quentin, un expatrié français de sa classe, qu’elle tombe finalement. Mais loin du fantasme de ses mèches blondes et de quelques accords de guitare, elle découvre que la liberté n’a que peu de poids face à la réputation d’une femme. Pour s’être refusée à Quentin, ses photos se retrouvent sur internet. L’article 483 du Code pénal marocain, condamnant à l’emprisonnement toute forme d’outrage public à la pudeur, ne lui laisse dès lors pas d’autre choix que la fuite. Alia fait de Lyon sa ville d’exil, travaillant comme serveuse dans un restaurant sur la Saône. Désormais réduite à n’être qu’une Arabe aux yeux des Français, elle est finalement rattrapée par le visage de Quentin qui menace de la faire sombrer dans la folie. Devra-t-elle à nouveau tout quitter pour survivre ? Quitter son pays, sa ville, son corps, partir si loin qu’elle doute à présent pouvoir un jour revoir Tanger…
Le premier roman de Salma El Moumni raconte le pouvoir destructeur du regard des hommes. De sa plume acérée, la jeune romancière marocaine explore la question du désir, de la dissociation et de l’impossible retour. Une entrée fracassante en littérature.



Catégories :Un livre, un extrait...

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