
Tu es restée longtemps face au miroir à te fixer, essoufflée, les pommettes rougies comme giflées, la peau du cou moite, les mains tremblantes. Tu as essayé de te regarder de l’extérieur, la rondeur du sein que l’on devine sous le vêtement, même épais. Tu as essayé de te voir à travers le regard de ces hommes, du cou au ventre, les fesses que l’on devine devant et qui dépassent du pull trop long, le jean moulant, le sexe trop souvent regardé. Tu as baissé la tête vers ton pubis pour chercher ce qui pouvait bien arrêter leurs yeux sur ce triangle, les plis, les angles. Tes doigts se sont posés sur la braguette, tu ne comprenais pas la fascination. Tu les as retirés, ils brûlaient en survolant le tissu, l’ourlet et la ceinture, la peau du ventre. Tu ne posais d’abord que l’index, puis tu as fini par comprimer la chair, le doigt qui s’enfonce. Avec la pression, la peau blanchissait un temps avant de retrouver sa pâleur jaune habituelle.
Tu ne sais plus combien de temps tu es restée ainsi, la respiration s’est apaisée, les joues ont retrouvé leur couleur naturelle. Le silence a envahi les murs et ta gorge, un calme étrange face à ce corps morcelé devenu étranger.
Tu as commencé à prendre des photos peu de temps après être rentrée du lycée. Au hasard des rues vides, comme le sont tous les quartiers au Maroc le vendredi midi, jour sacré, quelques hommes se baladaient en costume, alors que d’autres sortaient en jellaba ; la banque et la mosquée ne sont jamais bien loin. Tu marchais ainsi, connaissant le chemin par cœur. Tu aurais pu t’y rendre les yeux fermés, tu aurais sans doute dû t’y rendre les yeux fermés, maintenant que tu y songes.
Un groupe d’hommes bordait la route. Tu ne les as pas regardés, tes yeux ne s’attardaient jamais sur les inconnus et ta route était tracée d’avance. D’habitude, tes écouteurs te protégeaient des commentaires qui te feraient inévitablement réagir, mais ils étaient restés au fond du sac. Tu as tout entendu, et as préféré laisser les rires derrière ; tu ne risquais pas grand-chose, à midi.
Quelqu’un t’a sifflée, et les manches trop longues malgré le soleil ont commencé à te peser. Tu as traversé brutalement afin d’éviter qu’ils te touchent et tu n’as pas vu la voiture qui passait. Les conducteurs accélèrent souvent quand ils voient une fille traverser, par provocation. Mais cette fois, en colère, tu t’es arrêtée devant le véhicule, fixant l’homme au volant. Tu n’as pas eu peur de te faire renverser. Une lassitude s’est emparée de toi. Les pneus ont crissé et il a sorti la tête de sa voiture, en criant. Cet homme vêtu de blanc t’a dit que tu cherchais les problèmes, habillée comme ça en plus. Lui portait du blanc parce qu’il allait prier. L’ironie de la situation t’a agacée, alors tu le lui as dit. Ton sac est tombé de tes épaules quand il s’est précipité vers toi, laissant sa portière ouverte, et tu as tenté de le repousser avant de te mettre à courir, laissant derrière toi ses insultes et ses mains. Arrivée chez toi en sueur, l’odeur du repas s’est mêlée au goût du sang de tes joues trop fort mordues. Tu t’es réfugiée dans la salle de bains pour chercher ce qui n’allait pas dans ta tenue, vérifier aussi qu’il n’y avait rien qui puisse trahir ce qui venait de se passer, hormis la transpiration sous ce pull hors saison qui servait à cacher tes bras et tes fesses.
Après ça, il n’était plus question de porter d’écouteurs, tu croyais qu’il était de ton devoir d’absorber tout ce qui se disait, les têtes secouées lentement en signe de désapprobation, les regards en train de fixer tes seins couverts. Chaque soir, en rentrant, tu toisais ce qui avait pu attirer l’attention. Le processus était le même, tu découpais chaque partie de toi, petit à petit, tu disséquais, observais, touchais, pinçais. Tu esquissais quelques mouvements devant la glace pour voir ce que les gestes changeaient au corps, et à ce qu’on y percevait : la manche tirée par le sac à dos dévoilait une clavicule, les bras croisés gonflaient les seins, le bras levé au tableau ou au supermarché dévoilait le ventre. Et puis finalement, tu as réalisé que te fixer dans la glace ne suffisait pas. Tu as attendu la nuit, à l’heure où tous dormaient. Tu as posé le téléphone sur ton lit, et tu t’es regardée. Tu ne t’étais jamais déshabillée de cette façon auparavant, mais tu voulais voir ce qu’ils imaginaient de l’extérieur. Voir ce qui les dérangeait. Au début, tu restais immobile devant la caméra, debout, les bras ballants, la tête penchée d’un côté, de l’autre, et fixais le résultat. Puis tu as retourné le téléphone, tu ne voulais plus avoir le retour caméra, tu prenais des photos sans poser, afin d’atteindre cette étrangeté parfaite, au hasard. Tu mettais un minuteur, prenais des photos en rafale, persuadée qu’ainsi tu dévoilerais un secret ignoré de tous, celui qui leur fait tourner la tête sur une fille après l’autre. Tu marchais, faisais des allers-retours dans la petite chambre, puis tu t’arrêtais, faisais mine d’être occupée, comme dans la rue en attendant que le feu passe au vert, ou chez l’épicier, ou en faisant la queue à la pharmacie.
Parution : 30 août 2023 – Éditeur : Grasset – Pages : 180 – Genre :
Alia est lycéenne, elle habite Tanger. Chaque jour, elle réalise que son corps dérange dans les rues qu’elle emprunte – elle est déshabillée du regard, sifflée, suivie. Tandis que ses parents croient la protéger en lui conseillant d’être plus discrète, l’adolescente refuse cette injonction à l’invisibilité et veut comprendre les raisons du désir masculin. Alors, Alia commence à se prendre en photo. Dans le secret illusoire de sa chambre, elle pose, s’allonge, se cambre, observe ce corps que les hommes guettent.
Si Alia aime secrètement un garçon plus âgé qu’elle, c’est dans les bras de Quentin, un expatrié français de sa classe, qu’elle tombe finalement. Mais loin du fantasme de ses mèches blondes et de quelques accords de guitare, elle découvre que la liberté n’a que peu de poids face à la réputation d’une femme. Pour s’être refusée à Quentin, ses photos se retrouvent sur internet. L’article 483 du Code pénal marocain, condamnant à l’emprisonnement toute forme d’outrage public à la pudeur, ne lui laisse dès lors pas d’autre choix que la fuite. Alia fait de Lyon sa ville d’exil, travaillant comme serveuse dans un restaurant sur la Saône. Désormais réduite à n’être qu’une Arabe aux yeux des Français, elle est finalement rattrapée par le visage de Quentin qui menace de la faire sombrer dans la folie. Devra-t-elle à nouveau tout quitter pour survivre ? Quitter son pays, sa ville, son corps, partir si loin qu’elle doute à présent pouvoir un jour revoir Tanger…
Le premier roman de Salma El Moumni raconte le pouvoir destructeur du regard des hommes. De sa plume acérée, la jeune romancière marocaine explore la question du désir, de la dissociation et de l’impossible retour. Une entrée fracassante en littérature.
Catégories :Premières Lignes...

Premières linges… Le Haut Mal de Pierre Léauté
Premières lignes… Le Verbe libre ou le silence de Fatou Diome
Premières lignes… Rentrée littéraire 2025 – Un jour ça finira mal de Valentin Gendrot
Premières lignes… Rentrée littéraire 2025 – Oû s’adosse le ciel de David Diop
Extrêmement tentant! On sent l’écriture ciselée et le rythme haletant d’une fuite en avant. Tu me diras si le livre tient sa promesse.
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Avec plaisir ! en lecture cet été 🙂
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