Bel abîme de Yamen Manai : Un cri de colère et de désespoir face à un monde impitoyable

La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle compagnie. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle nature. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas un si beau pays.

Yamen Manai signe un roman aussi poignant qu’éprouvant, où la souffrance humaine et la brutalité sociale s’entrelacent pour raconter l’histoire d’un jeune garçon en quête d’espoir dans une société en perdition. Un récit, dense et percutant, aux thématiques profondes où l’injustice, côtoie la violence et la pauvreté à travers un regard implacable mais jamais dénué d’humanité. Bel abîme n’est pas une lecture facile, mais elle nous confronte à la dure réalité de ceux que la société a abandonnés mais aussi à tout un pays dénué d’humanité et d’espoirs.

« Longez nos murs et lisez, taguées, des phrases du genre : Maudit soit celui qui pisse ici, maudits les parents de celui qui dépose ses poubelles ici. Non, ça ne marche pas, au contraire, elles aiguisent notre appétit de mal faire, affûtent notre défiance, on lève même plus haut la bite pour arroser au mieux ces injonctions désespérées. Aucun mur ne nous effraie, aucune inscription. On ne craint aucune malédiction car la malédiction c’est nous, car c’est celui même qui écrit cela sur son mur qui pisse sur celui du voisin, c’est celui même qui écrit sur son mur qui jette sa merde contre le mur de son voisin. »

Dans un style direct et poétique, sans fioritures, car chaque mot est choisi avec soin pour accentuer l’urgence et la détresse du personnage principal. Les phrases courtes et incisives rythment le récit, renforçant l’impression d’étouffement. L’écriture de Manai a quelque chose de viscéral, presque physique, et le lecteur ressent la douleur du personnage à chaque page, comme une claque constante.

Le personnage principal, est à la fois une figure universelle et singulière. Il incarne tous ceux qui, dès leur plus jeune âge, se voient privés de toute opportunité, écrasés par les inégalités et l’indifférence. Son attachement à son chien est le seul lien qui lui reste avec une forme de tendresse et d’amour. Ce lien, pur et authentique, contraste brutalement avec la violence de son quotidien. Les autres personnages, qu’il s’agisse de ses parents ou des figures d’autorité, sont souvent perçus comme distants, froids, voire cruels. Ils sont des symboles d’une société qui a perdu son humanité.

Bel abîme aborde des sujets brûlants et profondément actuels, où la violence est omniprésente, qui ne se traduit pas seulement par des coups d’État, mais aussi par l’indifférence, l’abandon et l’humiliation, autant de formes de brutalité qui sont tout aussi dévastateurs.

Manai montre comment la société crée ses propres monstres en refusant de voir la détresse des plus vulnérables.

Le roman, bien que court, est extrêmement dense. L’histoire avance à un rythme rapide, presque haletant, laissant peu de répit au lecteur. Ce rythme intense reflète l’urgence de la situation. Le récit bascule progressivement vers une explosion inévitable, préparé dès les premières pages. Chaque événement semble précipiter la chute, et l’on ne peut s’empêcher de sentir l’inéluctabilité de la tragédie.

Bel abîme m’a profondément touché par sa brutalité et sa justice. Il n’est pas simple de lire un récit où l’injustice règne à chaque instant, où l’on voit un enfant perdre peu à peu son innocence face à la cruauté du monde. Mais cette dureté est aussi ce qui rend ce roman si puissant. Yamen Manai nous propose ici un cri de désespoir, une réflexion acerbe sur les conséquences de la marginalisation et de la violence. La prose de Manai, à la fois sobre et percutante, fait de ce court récit un témoignage saisissant de la détresse des invisibles.

C’est une lecture qui, bien qu’éprouvante, s’avère indispensable pour comprendre les réalités les plus dures de notre monde. Une œuvre qui continue de résonner bien après avoir tourné la dernière page.


Parution : 12 mai 2023 – Éditeur : Elyzad – Pages : 112 – Genre : littérature tunisienne, prix de la Littérature arabe 2022, famille, violence, révolution, printemps arabe, thriller

Un adolescent révolté nous livre avec fougue son cruel éveil au monde. Heureusement, il a Bella. Entre eux, un amour inconditionnel et l’expérience du mépris dans cette société qui honnit les faibles, jusqu’aux chiens qu’on abat « pour que la rage ne se propage pas dans le peuple. »
Mais la rage est déjà là.


Challenge Thrillers et Polars de Sharon (du 12 juillet 2024 au 11 juillet 2025)


Ju lit Les Mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club – Contributrice journal 20 minutes –




Catégories :Challenge Polars et Thrillers, Contemporain, Elyzad, Historique, Thrillers/Polars

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23 réponses

  1. « Manai montre comment la société crée ses propres monstres en refusant de voir la détresse des plus vulnérables. »
    Je trouve cette phrase très juste. Merci pour ton avis sur ce roman qui semble marquer durablement ses lecteurs.

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  2. Merci Julie pour cette belle chronique malgré la dureté de ta lecture. Un roman que j’ai très envie de lire depuis sa sortie. Je n’ai pas encore trouvé le bon moment

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  3. Un véritable coup de coeur ! ♥♥♥♥♥

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  4. Avatar de ducotedechezcyan

    Effectivement ça a l’air d’une lecture difficile…

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  5. Quel article magistral sur ce roman qui l’est tout autant, du moins a-t-il l’air puissant, percutant et inoubliable.
    Je le note bien évidemment et te remercie pour cette découverte..

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  6. des êtres écrasés par leur milieu social et leur destinée est un sujet qui m’intéresse, de plus je ne connais pas cet auteur , il a écrit autre chose ?

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  7. Ta chronique, Julie, sur ce roman est très belle ! Ça donne envie 🙂

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  8. J’ai adoré ce roman, très court mais très puissant. Un indispensable !

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  9. Une lecture qui sembler frapper un plein coeur, en tout cas, ces sujets me touchent, alors je note !

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