Premières lignes … De cendres et de flammes de Kate Mosse

LUNDI 3 MAI 1706

Deux jours avant

Ana regarda dans la tombe creusée. Elle sentait la colère brûler dans sa poitrine, rouge et ardente comme le feu, mais elle refusait de pleurer. Elle enfonça les doigts dans la paume de ses mains jusqu’à ce que sa rage passe. La douleur lui dégagea l’esprit. Le cercueil était en bois simple, issu des arbres qui tapissaient le bas des pentes de la montagne. Ce côté nord de l’île de Tenerife, où ils vivaient à l’ombre de la montagne Noire, était couvert de forêts de pins et de bosquets de cèdres. C’était un monde verdoyant où abondaient les vignobles. Le sud de Tenerife, à ce qu’Ana avait entendu dire du moins, était aride et nu. Peu d’arbres y poussaient, et il ne pleuvait presque jamais. Un jour, elle irait voir par elle-même. C’était un froid après-midi du début du mois de mai. Le ciel était gris, parfait pour un enterrement ; excepté que, bien sûr, il n’y avait pas eu de service funèbre. Un homme qui se donnait la mort ne pouvait pas être inhumé en terre consacrée. « C’est un péché mortel », avait dit le curé à Ana. Un homme au visage chafouin, à l’haleine fétide et aux cheveux longs et gras, que toutes les filles de la ville avaient appris à éviter. À la place, Ana, ses frères et sa mère étaient venus ici – dans ce coin de leur étroite parcelle de terre – pour enterrer leur père et époux sous les vignes. Juste la famille et un ou deux fermiers qui, comme eux, gagnaient leur vie en cultivant du raisin et en faisant du vin. Ana frissonna, prise d’une soudaine sensation de froid. Elle était restée immobile trop longtemps. Elle regarda par-dessus son épaule. Tout le monde à part elle était reparti, même sa mère avec son voile de dentelle noire qui lui cachait le visage. Ana avait senti quelqu’un lui toucher l’épaule en s’en allant. Elle ne savait pas si ç’avait été en signe de soutien ou de compassion. Seul l’homme qui avait été payé pour creuser la tombe sans nom était encore présent. Appuyé sur sa bêche à quelques pas de là, il attendait qu’elle s’en aille pour terminer sa tâche. Ana baissa de nouveau les yeux. Quelqu’un avait gravé le nom de son père sur le cercueil : Tomás Pérez. Et c’était tout. Bien peu pour témoigner de toute une vie. « Pardon », murmura-t-elle en espagnol. Elle se signa puis laissa tomber son offrande – des fleurs sauvages blanches et violettes – dans la fosse. Le bouquet heurta le couvercle du cercueil avec un bruit sourd et le ruban se défit, laissant les fleurs s’éparpiller. « Repose en paix, papa », ajouta-t-elle avant de faire un signe de tête au travailleur. Alors qu’elle s’éloignait, balayant la poussière de sa longue jupe, elle entendit le son de la terre qui tombait sur le cercueil, ensevelissant la dépouille mortelle de son père dans le sol qu’il avait tant aimé.

Ana redescendit entre les rangs de vignes aux longues racines tordues jusqu’au chemin qui menait à leur maison. Elle avait l’esprit agité de sombres pensées. Son père avait été retrouvé dans une clairière, plus haut dans la montagne. Il avait sa sacoche en cuir et sa longue-vue à côté de lui, son fusil entre les genoux. Il semblait s’être aidé d’une ficelle pour appuyer sur la détente et se tuer. Ana ne pouvait accepter cela. Elle savait qu’ils avaient des soucis d’argent. Mais elle ne croyait pas son père capable d’abandonner sa femme et ses fils. Ceux-ci, des jumeaux, n’avaient que onze ans. C’étaient de bons garçons, bien que paresseux. Ils avaient besoin de leur père. Mais surtout, Ana ne pouvait croire que ce dernier l’aurait laissée, elle, subvenir seule aux besoins de la famille. S’ils cultivaient encore des vignes sur leur petit lopin de terre, c’était uniquement grâce au dur travail qu’elle avait accompli à ses côtés. « Papa… », murmura-t-elle, la gorge nouée par le chagrin. Elle déglutit péniblement. Lorsqu’on leur avait annoncé la mort de son père, une semaine plus tôt, sa mère s’était effondrée. C’était à Ana qu’il avait incombé d’identifier son corps et de récupérer ses affaires. Elle avait regardé le sang sur ses mains et sa poitrine. La marque rouge sur son index droit, là où il avait noué la ficelle. Mais lorsqu’elle avait vu l’orbite vide qui aurait dû contenir son œil droit, elle avait vomi sur le sol de l’hôtel de ville. Elle ressentait une honte cuisante à ce souvenir. Le maire ne s’était pas montré compatissant. C’était le frère du curé, et un catholique convaincu. Il lui avait bien fait comprendre ce qu’il pensait de son père pour avoir choisi la lâche voie du suicide. Ana fut brusquement prise de vertige. Elle n’avait rien mangé de la journée, à part un morceau de pain sec accompagné d’un petit verre de vin doux. Peut-être était-ce pour cela qu’elle avait la tête qui tournait. Il faisait également très lourd. L’air était moite et il n’y avait pas un souffle de vent. Peut-être était-ce un orage qui se préparait, bien que ceux-ci soient rares à cette époque de l’année. Elle enleva son chapeau de paille. Comme toutes les femmes de l’île, elle portait les cheveux séparés par une raie au milieu et noués en chignon sur la nuque. Elle secoua la tête pour le défaire, laissant ses longues mèches raides et noires retomber librement. Plus tôt, elle avait eu froid, mais à présent elle étouffait. Lorsqu’elle essuya ses mains moites sur un pan de son jupon, elle vit que le ruban rouge qui en ornait le bas était décousu. Elle soupira, réalisant qu’elle allait devoir le recoudre plus tard. Encore une tâche à ajouter à sa liste de plus en plus longue. Elle n’était plus très loin de chez elle, mais elle était fatiguée.

Elle s’assit sur un rocher et regarda, au nord, la vallée qui s’étalait en contrebas jusqu’à la ville. Malgré la grisaille de cet après-midi, il y avait de la couleur partout. D’ordinaire, mai était le mois de l’année que préférait Ana. Elle aimait voir apparaître les premières grappes vert et violet sur les vignes. Elle adorait toutes les fleurs sauvages qui poussaient sur les pentes de la montagne Noire : les genêts jaunes, les giroflées rose et blanc. Les grandes plantes rouges qui étincelaient comme des rubis. Les dragonniers et les palmiers qui se balançaient au vent, les pins et les cèdres. Aujourd’hui, tout semblait différent. Elle laissa son regard se fixer sur l’océan Atlantique. De si haut, la vue qui s’offrait à elle était tellement vaste qu’elle pouvait constater que l’horizon n’était pas une ligne droite mais une courbe. Plus haute au milieu que sur les côtés. En hiver, la mer était déchaînée, les vagues s’écrasaient sur les rochers. Mais aujourd’hui, l’eau était calme. Sa ville natale était le plus gros port de Tenerife, et accueillait des navires venus des quatre coins du monde. Ils arrivaient chargés de sucre et de teintures, et repartaient avec une cargaison du fameux vin des îles Canaries. C’était un port important, et riche. À cette heure-là, savait Ana, les pêcheurs étaient occupés à réparer leurs filets. Leurs épouses mettaient des algues à fumer et vidaient les poissons. C’était sur le port qu’on pouvait souvent trouver ses frères jumeaux – Pablo et Carlos –, en train d’admirer les grands navires. Ils rêvaient d’une vie passée en mer, plutôt qu’à labourer le sol. Ils parlaient de gréements et de voiles, de pays à l’autre bout du monde. De là où elle était, Ana pouvait voir tous les bâtiments blancs de la ville ainsi que la haute et fine flèche de l’église Santa Ana. Ses parents l’avaient ainsi nommée en l’honneur de la sainte – sainte patronne des mères – pour rendre grâce au ciel d’avoir enfin un enfant qui survive. Avant elle, quatre bébés étaient mort-nés ou n’avaient vécu que quelques heures. Deux autres étaient morts après elle, avant l’arrivée des jumeaux. Elle pensait souvent à eux, ces frères et sœurs décédés qu’elle ne connaîtrait jamais. Tant de fantômes. Ana s’éventa avec son chapeau, mais cela n’eut aucun effet. Il régnait en cet après-midi une atmosphère étrange, comme si quelque chose se préparait, et une odeur désagréable. Elle renifla l’air. Une odeur d’œuf pourri. Ses pensées, ses émotions, étaient en ébullition. Elle avait attendu que l’enterrement soit passé, mais désormais elle n’avait plus d’excuses. Il fallait qu’elle décide ce qu’elle allait faire – si elle décidait de faire quelque chose. Devant la tombe de son père, elle avait eu le sentiment de pouvoir affronter le monde et en sortir victorieuse. À présent, elle n’en était plus si sûre. Si seulement elle pouvait avoir la confirmation de ses soupçons. Elle porta impulsivement la main à la poche de sa jupe en laine rayée. Dedans se trouvait la lettre que son père leur avait laissée le matin de son dernier jour. Posée debout au centre de la tablette de cheminée, où ils ne pourraient pas la rater. Elle la sortit de sa poche. Elle l’avait lue tant de fois qu’elle la connaissait par cœur. Mais cette fois, elle y vit quelque chose de nouveau. L’indice qu’elle cherchait. Elle prit une profonde inspiration, puis relut les mots une dernière fois et sourit amèrement. Elle le savait. Elle avait raison depuis le début. Caché entre les lignes se trouvait un message laissé par son père. Un nom. Elle fit courir son doigt sur chacune des six lettres. Et relâcha son souffle. Aux yeux des hommes qui contrôlaient la ville – avec leurs vêtements luxueux, leurs perruques soyeuses et leurs cannes à pommeau d’argent –, cette lettre était une preuve supplémentaire que le père d’Ana avait eu l’intention de mettre fin à ses jours. Que sa mort n’avait pas été un accident de chasse. Ils étaient originaires d’Espagne et non de l’île, où ils avaient été envoyés pour superviser les échanges commerciaux. Ils avaient décrété que son père s’était lâchement suicidé. Ana non plus ne pensait pas que la mort de son père ait été accidentelle. Il avait été assassiné.


Parution : 7 novembre 2024 – Éditeur : Sonatine – Pages : 160 – Traduction : Caroline Nicolas – Genre : littérature anglaise, suspense, thriller historique

1706. Dans une petite ville côtière du nord-ouest de Ténérife, un homme est retrouvé mort au pied de la montagne Noire. Selon toute apparence, il s’agit d’un suicide. Sa fille, Ana, refuse pourtant de croire à la version officielle. Et elle a de bonnes raisons pour cela. Si ses investigations commencent à déranger la petite communauté, un évènement plus grave encore se profile. Selon une vieille légende locale, le Diable vit dans la Montagne noire et lorsqu’il est en colère, le volcan se réveille. Alors que l’éruption menace dangereusement, Ana mène une enquête qui va la conduire jusqu’au cœur d’une incroyable conspiration.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club




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16 réponses

  1. Je l’ai terminé et j’ai beaucoup aimé. Il est très court, c’est mon seul bémol, mais sinon c’est un régal 🤩🙂

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    • Je viens de le commencer, et justement je me disais que c’était bizarre que ce soit aussi court ! L’auteure nous a habitué à des petits pavés… J’ai hâte de le terminer et te lire me réconforte après Chattam, Kate Mosse est un bon choix ❤

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  2. Une plume que je trouve très sensorielle et expressive.

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  3. Je n’ai jamais lu cette auteure ! Peut-être avec celui-ci 😉. Merci Julie !

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  4. Lu ses autres pavés, pas encore son p’tit dernier, mais je compte bien le faire 😉

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  5. C’est marrant je vais de relire Labyrinthe de cette autrice….

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