Premières lignes … Les morsures du silence de Johana Gustawsson

2 juin 2023

Anna avait mis la mer entre sa mère et elle. L’image n’était pas d’elle, mais de sa génitrice, justement. Son imagination n’avait pas tant de relief – c’est du moins ce que sa famille de lettrés n’avait eu de cesse de lui faire croire. La portion de Baltique qui la séparait des siens n’était qu’un bras de mer ridicule, étranglé entre Stockholm et l’île de Lidingö où trônait encore la matriarche, vaillante et puissante, en dépit de tout ce qui s’était passé. Des douves, voilà ce que c’était. Des douves infestées de fantômes qu’Anna devait traverser aujourd’hui pour retourner sur cette île empoisonnée.

Laissant derrière elle l’usine de béton et ses cuves disgracieuses entassées tels des déchets aux portes de l’île, elle avait roulé, tremblante – de colère plus que de peur –, sur le pont reliant la capitale à Lidingö, puis emprunté la route qui longeait la côte où quelques chanceux avaient jadis construit des bicoques devenues de grandioses villas de bois blanc, jaune ou rose. Chacune possédait son embarcadère et une vue sublime sur la baie de Stockholm. Anna s’était rangée sur le bas-côté pour regarder la mer lisse. Le soleil était franc, ce matin ; il n’avait plus la pâleur du printemps : il osait, comme en été. Il ne réchauffait pas les corps, mais il faisait verdir les arbres et briller la mer, désormais plus bleue que grise. En juin, le jour dévorait la nuit et redonnait le sourire aux Suédois qui recherchaient sa lumière autant qu’ils fuyaient les conflits.

Anna frissonna en dépassant le club de golf. Elle y avait accompagné tant de fois son grand-père, à l’aube, ces mois d’été où elle pouvait ouvertement fuir sa mère. Elle était devenue un excellent caddie, elle qui pensait n’avoir aucun talent pour rien, encore moins pour ce sport qui puait l’aristocratie, même en Suède. Lorsqu’elle s’engouffra dans le tunnel de verdure qui précédait le quartier de Sticklinge, la chair de poule recouvrit toute sa peau.

L’école se dressait sur la gauche, au sommet d’une colline en bordure de forêt. Une vraie brochure Montessori en papier recyclé : des maisonnettes rouges aménagées autour d’une cour commune avec un petit terrain de football, des balançoires et un toboggan qui serpentait au creux d’une roche.

Anna se gara près de l’arrêt de bus, zippa sa doudoune, grimpa la vingtaine de marches abruptes qui conduisaient à la cour de récréation et contourna le rocher enlisé dans le sol goudronné. À travers les fenêtres, elle aperçut les élèves de la classe 5A à leur bureau et Lukas, assis sur le sien, jambes croisées, qui agitait les bras pour ponctuer son discours.

Anna entra dans le bâtiment et se retrouva dans les vestiaires où baskets, anoraks, sac à dos et bottes de pluie jonchaient le sol comme si une tornade les avait délogés des casiers et des portemanteaux.

Elle garda ses chaussures et poussa la porte de la salle de classe.

Lukas se redressa d’un coup, secoua la tête et esquissa un sourire confus, puis cligna des yeux en descendant de son bureau avec lenteur.

La colère d’Anna se mua en rage, comme s’il avait appuyé sur un interrupteur.

Elle ferma la porte, s’y adossa et sortit son arme.

Les enfants hurlèrent avant même qu’elle la pointe sur Lukas. Certains se recroquevillèrent, d’autres se blottirent sous leur table. Lukas lui, se figea, la bouche ouverte, sans émettre le moindre son. C’était bien la première fois.

— Allez tous vous mettre autour de Lukas. Assis. Par terre. Allez !

Avec le canon de son arme, Anna dessina un ovale englobant tous les élèves.

Les chaises grincèrent, les chaussettes glissèrent sur le linoléum.

— Je ne veux rien entendre, compris ? Pas un bruit, pas un son, pas de pleurs.

Parmi la vingtaine d’enfants de onze ou douze ans, elle remarqua une fillette blonde assise en tailleur, les yeux fermés et les mains jointes, blotties entre ses cuisses. Ses lèvres bougeaient en silence. La raie médiane qui séparait sa chevelure semblait avoir été tracée à la règle, et le col de son polo était si lisse qu’il paraissait amidonné.

— Toi, avec le serre-tête en perles et le polo bleu à rayures, dit Anna, va fermer les stores.

Les regards se tournèrent vers la fillette, qui baissa les yeux sur sa poitrine comme si elle avait oublié quels vêtements elle avait enfilés une heure plus tôt.

— Allez !

Le regard rivé par terre, la petite se leva en mordillant ses lèvres aussi pâles que sa peau et se faufila derrière ses camarades pour accéder aux fenêtres les plus proches. Le premier store résista un instant, puis crissa en s’ouvrant en éventail, arrachant des cris aux enfants.

— Ça suffit ! Pas un bruit, j’ai dit.

La petite se reprit et tira sur la ficelle pour rétablir l’horizontalité des lamelles, avant de faire descendre le store jusqu’à ce qu’il claque sur le rebord de la fenêtre. Elle recommença avec les deux suivants, puis gagna les fenêtres de l’autre côté de la pièce en caressant ses paumes comme si elle tirait sur les manches imaginaires de son polo.

Elle ferma les trois derniers stores qui donnaient sur la cour et fila à sa place.

— Viens ici.

La fillette se figea et jeta un regard terrifié à son maître.

Lukas ouvrit la bouche, hésita, puis se décida à parler.

— Anna, s’il te plaît, ne…

— Tais-toi ! Tais-toi ! Je ne veux plus entendre ta voix, t’as compris ? Je ne veux plus t’entendre !

— Elle s’appelle Louise Dahl, Anna, ne…

Anna traversa la salle de classe en quelques enjambées.

Lukas plongea au sol, les mains en l’air.

Elle planta son arme au sommet de son crâne.

— J’en ai rien à foutre de son nom !

— D’accord, Anna, pard…

— Tais-toi, j’ai dit !

Elle se redressa, sortit son téléphone de la poche de sa parka et le déverrouilla d’un rapide glissement du pouce sur l’écran.

— Viens ici, ordonna-t-elle à Louise, qui était restée plantée face à ses camarades sans oser s’assoir.

Ses frêles épaules secouées de tremblements, la petite s’avança.

Tout en gardant le canon de son arme collé au crâne de Lukas, Anna se pencha en avant et serra le menton de la fillette entre le pouce et l’index.

Louise ferma les paupières de toutes ses forces.

— Regarde-moi, dit Anna.

Louise rouvrit des yeux débordants de larmes.

— Tu vas nous filmer. Et ne t’amuse pas à appeler qui que ce soit, tu as compris ?

Louise acquiesça de plusieurs mouvements de tête en contractant les mâchoires pour retenir ses sanglots.

— Attention, ça tourne, dit Anna alors qu’elle lui tendait l’appareil. Va te mettre là-bas, devant la fenêtre.

Louise recula lentement en tenant le téléphone des deux mains comme une chose précieuse. Puis elle le leva au niveau de son visage.

Anna rajusta le canon de son arme sur l’arrière de la tête de Lukas et commença à parler :

— Je m’appelle Anna Hellström. Le 28 mai, mon fils Gustav s’est pendu.

Elle se mordit la lèvre inférieure pour se retenir de crier.

— Mais c’est vous, vous tous, qui l’avez poussé au suicide. Votre harcèlement, vos accusations. Vous avez tous le sang de mon fils sur vos mains.

Un sanglot s’étrangla dans sa gorge. Elle le ravala.

— Personne. Personne n’a cherché à savoir ce qui s’était réellement passé. Vous l’avez tous condamné. Vous avez condamné mon enfant. Toi, Lukas, plus que les autres, dit-elle sans quitter des yeux la caméra du téléphone, tu t’es acharné sur mon fils. Tu lui as tout pris. Et maintenant, c’est moi qui n’ai plus rien.

Anna décolla l’arme du crâne de Lukas.

Son bras resta ballant quelques secondes. Elle cligna des yeux, puis s’enfonça le canon dans la bouche et tira.


Parution : 8 janvier 2025 – Éditeur : Calmann-Lévy – Pages : 320 – Genre : littérature française, polar, thriller

Vêtu d’une aube blanche et coiffé de bougies, un adolescent est retrouvé le crâne fracassé sur l’île de Lidingö, qui fait face à Stockholm. Or vingt-trois ans plus tôt, une jeune fille a été découverte assassinée elle aussi, au même endroit, dans le même costume traditionnellement destiné à fêter la Sainte-Lucie. À l’époque, le petit ami de la victime avait été condamné pour ce meurtre qu’il a toujours nié.

Était-il innocent ? Le véritable coupable aurait-il frappé à nouveau ? Mais pourquoi maintenant ?

Le commissaire Aleksander Storm, avec l’aide inattendue de la policière française Maïa Rehn récemment installée en Suède, va obstinément tenter de démêler les fils de cette énigme. Et mettre au jour un secret enfoui depuis si longtemps qu’il a fait bien des ravages…


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



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11 réponses

  1. Je pourrais tenter surtout en livre audio 🙂

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  2. Je n’ai jamais lu cette auteure. On peut dire que ça commence fort !

    Est-ce que c’est une suite ?

    Merci Julie 😘

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  3. programmé pour février ! 😉

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Rétroliens

  1. Johana Gustawsson – Les Morsures du silence | Sin City

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