Premières lignes … Le Passeur de Justin Cronin

PROLOGUE

C’est au lever du jour qu’elle sort sans bruit de la maison. L’air est frais ; des oiseaux chantent dans les arbres. Partout, le bruit de la mer, le grand métronome du monde, bat la cadence sous un ciel velouté d’étoiles disparaissant peu à peu. Vêtue de sa pâle chemise de nuit, elle arpente le jardin. Son pas n’a rien d’hésitant ; il est simplement calme, presque serein. Elle doit vraiment ressembler à un fantôme, cette silhouette solitaire qui circule parmi les parterres de fleurs, les fontaines gargouillantes, les haies parfaitement taillées – au point qu’on pourrait se couper dessus. Derrière elle, la maison est aussi sombre qu’un monolithe, mais ses fenêtres orientées vers la mer vont bientôt s’embraser de lumière.

Ce n’est jamais simple de quitter une vie, une demeure. Les détails creusent des tranchées en votre for intérieur – des senteurs, des sons, des associations, des rythmes. Le parquet du couloir qui grince à l’étage. L’odeur qui vous accueille dans l’entrée à la fin de la journée. L’interrupteur qu’on trouve sans réfléchir dans une pièce plongée dans la pénombre. Elle aurait pu se mouvoir en toute sécurité parmi les meubles avec un bandeau sur les yeux. Vingt ans. Elle n’aurait pas dit non à vingt de plus, si le choix lui avait été donné.

Elle a annoncé la nouvelle à Malcolm après le dîner. Un bon repas, comme il les aimait : côtelettes d’agneau rôties, risotto au fromage, asperges grillées dans une pellicule d’huile ; du bon vin. Café et petits gâteaux à la crème pour le dessert. Ils avaient décidé de manger dehors ; la nuit était si belle. Une débauche de fleurs sur la table, le bruit du ressac, la lueur des bougies qui illuminait leurs visages. Tu ne t’en rendras pas compte quand ça arrivera, lui a-t-elle murmuré. Je ne serai plus là, tout simplement. Impuissante, elle l’a regardé absorber le choc, son visage entre ses mains. Déjà ? Il faut vraiment que ce soit maintenant ? Viens au lit avec moi, lui a-t-elle ordonné – son corps allait lui dire tout ce que sa bouche ne parvenait pas à exprimer. Après quoi elle l’a laissé pleurer entre ses bras, le temps que le pire de la tempête soit passé. La lassitude du chagrin a fini par l’engloutir. Niché dans ses bras, il s’est endormi.

Adieu, mes jardins, pense-t-elle, adieu ma maison. Adieu oiseaux, arbres et longues journées paisibles – et pendant que j’y suis, adieu à tous les mensonges que j’ai dû raconter.

Elle vieillit. Tout ce qu’une femme peut faire, elle l’a essayé. Les crèmes et les essences. Les heures d’exercice et les régimes à observer méticuleusement. Les petites interventions chirurgicales discrètes dont même Malcolm n’a pas entendu parler. Elle a mis en œuvre toutes les ressources possibles pour ralentir le passage du temps, mais en toute chose il faut considérer la fin. Elle avait décidé d’attendre que quelqu’un lui en fasse la remarque, ce qui était arrivé sans crier gare.

« Est-ce que tu prends soin de toi, Cynthia ? »

Elles venaient de terminer un match de tennis – le groupe habituel du mardi, une douzaine de femmes, toutes d’un bon niveau –, suivi de verres de thé glacé et de salades que tout le monde se bornait à picoter, aussi affamées fussent-elles. Elle n’avait pas bien joué. En fait, elle avait même franchement mal joué. Ses genoux étaient lents et douloureux ; le soleil, trop brûlant, sapait ses forces. C’était la marche inexorable du temps qu’elle sentait dans ses membres, alors qu’autour d’elle, dans les corps et les visages de ses amies, il avançait à pas feutrés.

Mais cette question… Son amie, qui s’appelait Lauralai Swan, attendait une réponse. Elle approchait les soixante ans mais en paraissait trente : la peau tendue, les membres minces avec des muscles sculptés par le yoga, une chevelure aussi splendide qu’abondante. Même ses mains avaient un bel aspect. Sa question était-elle l’expression d’une sincère inquiétude, ou de quelque chose de plus sombre ? Cynthia savait que ce jour arriverait, et pourtant elle avait été surprise, sans réponse à disposition. Son esprit fonctionnait à toute vitesse ; ça lui était venu juste à temps. Ce qu’il lui fallait, c’était une blague.

« Crois-moi, avait-elle répliqué, si tu étais mariée à Malcolm, toi aussi tu aurais l’air fatiguée. Cet homme refuse de prendre un non pour réponse. »

Elle avait ri, espérant que Lauralai ferait de même, ce qui s’était produit après un instant tendu. Tout le monde s’y était mis, et bientôt elles étaient en train de parler de leurs maris respectifs, chacune relançant la mise d’une histoire qui faisait le tour de la table, allant même jusqu’à comparer leurs hommes à d’anciens amants ou à leurs ex-maris. Qui était le plus doué, le plus attentionné au lit. Qui laissait son short de jogging détrempé sur le sol de la salle de bains. Qui pressait le tube de dentifrice au milieu.

C’était, en somme, un agréable après-midi au soleil, qu’elles avaient passé à bavarder entre femmes – leur passe-temps favori. Mais, en son for intérieur, Cynthia avait senti quelque chose tomber. Est-ce que tu prends soin de toi ? Et ce qui était tombé, c’était une lame.

Adieu à tout ça et à vous tous, qui m’avez donné un semblant de vie.

Et cependant : ce ne sont pas les fêtes et les concerts qui vont lui manquer ; ni le bon cuir de ses bagages et de ses chaussures ; ni les longs dîners, l’excellente nourriture, le bon vin et les discussions enflammées jusqu’à pas d’heure – rien de tout cela. Ce qui va lui manquer, c’est le garçon. Deux jours lui reviennent en mémoire, un début et une fin. Le premier était celui de son arrivée. Elle s’était attendue à ne rien ressentir ; adopter un pupille n’était qu’une chose de plus que devait faire une personne dans sa position. Le garçon était, en ce sens, une forme de décor, comme le canapé de son salon ou les œuvres d’art accrochées à ses murs. Oh, vous avez pris un pupille ! s’exclamaient leurs connaissances. Vous devez être tellement contents ! Elles avaient vu une photo de lui, bien sûr. On ne choisissait pas à l’aveuglette. Néanmoins, dès l’instant où Cynthia l’avait aperçu derrière le bastingage du ferry, quelque chose avait changé. Il était plus grand que ce à quoi elle s’attendait, au moins un mètre quatre-vingts, une taille amplifiée par ses vêtements neutres mal ajustés – un peu comme un pyjama ou une blouse de médecin. Alors que les autres pupilles arboraient une sorte d’indifférence en contemplant ce qui leur faisait face, lui seul regardait autour de lui, observant la foule, les bâtiments de la ville et même le ciel, la tête inclinée vers le haut pour sentir le soleil sur son visage. Sa coiffure, s’était-elle avisée, était affreuse. À croire qu’un aveugle la lui avait infligée. Lui procurer une coupe de cheveux digne de ce nom était le premier devoir auquel elle allait s’atteler immédiatement.

« Tu crois que c’est lui ? » lui avait demandé son mari. Comme elle gardait le silence, il s’était adressé à l’agent d’adoption qui les avait accompagnés au ferry : « S’agit-il de notre fils ? »

Mais Cynthia n’assimilait que vaguement cette conversation.

La voix de son époux, l’effervescence de la foule, le soleil, le ciel et la mer : tout semblait pâlir en comparaison de la réalité soudaine, vivante, de ce garçon. Des questions avaient surgi dans son esprit. Quel genre de nourriture apprécierait-il, quels vêtements voudrait-il porter ? Quelle musique écouter, quels livres lire ? Et d’où lui venait cette soudaine envie de s’interroger sur ces sujets ? Ce gosse n’était qu’un produit de la paperasserie. Pourquoi éprouvait-elle alors un élan de tendresse envers cet être qui lui tombait dessus par hasard ? Le ferry achevait ses ultimes manœuvres ; les pupilles se rassemblaient au sommet de la passerelle. Circonscrits par une barrière de cordes, aucun des gardiens n’était autorisé à s’approcher. Le garçon – son garçon – se trouvait en tête de file. (« Son » garçon ? C’était donc arrivé si vite ?) Il avait gardé les yeux fixés droit devant lui en descendant la passerelle, marchant d’un pas mesuré, ses mains agrippées à la rampe. Il aurait fort bien pu sortir d’un vaisseau spatial pour mettre pied à la surface d’un monde étranger, tant chaque mouvement de son corps s’avérait méthodique. Au pied de la passerelle, il avait été accueilli par un homme vêtu d’un costume sombre et muni d’un porte-bloc, ainsi que par une femme en blouse de laboratoire tenant entre ses mains un lecteur. Le type en costume ne lui avait même pas adressé la parole ; il s’était borné à remonter sa manche et à lui tendre le bras pendant que sa collaboratrice, sans doute un médecin, insérait les fils dans les ports de son moniteur. S’était ensuivie une pause, le temps que la praticienne examine les données ; un silence suspendu s’était abattu sur toutes les personnes présentes. Enfin, elle avait levé les yeux, pour s’adresser à la foule :

« Ses tuteurs peuvent-ils nous rejoindre ? »

L’agent avait décroché la corde, afin de permettre à Cynthia et à Malcolm d’avancer ; le garçon avait agi de même. Tous trois s’étaient rejoints dans l’espace vide qui séparait l’attroupement de la passerelle. Le garçon avait été le premier à parler, un large sourire aux lèvres :

« Comment allez-vous ? Je suis Proctor, votre pupille. »

Après quoi il leur avait tendu la main. Un geste qu’on l’avait de toute évidence entraîné à effectuer.

« Eh bien, te voilà, fiston. » Rayonnant, son mari l’avait serrée avec enthousiasme. « Ça me fait plaisir de te rencontrer enfin.

— Bonjour, Père », avait répliqué le garçon, avant de tourner sa main tendue vers Cynthia. « Et vous, vous devez être ma mère. Je suis très heureux de faire votre connaissance. » Votre connaissance ! Elle avait failli éclater de rire. Un rire non pas de moquerie, mais de pur ravissement. Comme il était poli ! Comme il était désireux de bien faire, de leur plaire, de les transformer en famille ! Et son nom. Proctor, du latin procurator (elle le découvrirait par la suite ; son mari, lui, savait tout de ce genre de choses) : un intendant ou un gérant, quelqu’un qui s’occupe des affaires d’autrui. Comme c’était parfait ! Plutôt que de lui serrer la main, elle l’avait enveloppée dans les siennes pour en sentir la chaleur, la pulsation de vie. Elle l’avait regardé dans les yeux. Oui, il y avait là quelque chose – quelque chose de différent. Quelque chose… d’émouvant. Elle s’était demandé quel genre d’homme il avait été auparavant. Quelle profession avait-il exercée ? Et ses amis d’alors, qui étaient-ils ? Avait-il eu plusieurs épouses ? Avait-il été heureux ?

« Cynthia, tu peux le lâcher, maintenant. »

Elle s’était aussitôt exécutée, en éclatant de rire. Vous devez être ma mère. Ce n’était qu’un garçon, qui venait de renaître au monde – un garçon d’un mètre quatre-vingts, mais néanmoins un garçon – et voilà ce qu’elle allait devenir. Sa mère.


Parution : 23 janvier 2025 – Éditeur : Robert Laffont – Pages : 608 – Traduction : Sébastien Guillot – Genre : littérature américaine, dystopie, fantastique, horreur, science fiction

Proctor mène une existence paisible sur l’île de Prospera. Il travaille comme passeur. Son rôle consiste à accompagner les retraités jusqu’au ferry qui les emmène vers l’île de la Crèche, où ils seront régénérés et leurs souvenirs effacés. Cependant, le jour arrive où il doit escorter son père. La situation ne se déroule pas comme prévu: à l’embarcadère, son père prend la fuite. Proctor parvient à le rattraper, et il l’entend lui murmurer:  » Le monde n’est pas le monde. Tu n’es pas toi. « 
La scène a été capturée par les nombreuses caméras disséminées sur l’île. Les autorités de Prospera et un groupe de résistants de l’Annexe craignent que Proctor ait compris le sens des paroles de son père. Il devient clair que la vie à Prospera n’est pas aussi idyllique que le laisse supposer son apparente tranquillité.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



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10 réponses

  1. Ca donne envie de lire la suite ^^

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  2. À 60 ans, j’aimerais aussi en paraître 30 🙂
    Je ne connaissais pas mais je suivrai ton avis.

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  3. Intéressant …. très intéressant …. 🤔. Hâte de lire ton avis sur ce roman (comme je te le disais je ne connais pas du tout cet auteur).

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  4. De l’extrait que tu as choisi, au résumé, j’ai eu l’impression qu’on avait changé de livre; résultat, tu as piqué au vif ma curiosité! Non, mais grave, comme disent les jeunes 😂

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