Premières lignes … L’ombre portée de Hugues Pagan

Depuis le parking qui se trouvait au bord du lac, Schneider avait entamé en petites foulées le parcours qui débutait par un court raidillon abrupt. Il s’incurvait bientôt pour s’embrancher sur un chemin plat d’une longueur de quatre cents mètres environ, orienté plein Est. Il l’avait avalé sans difficulté en accélération. Il y avait ensuite quatre bosses successives qu’il avait prises à brèves enjambées rapides. Le chemin au sol compacté était maintenant plat et lisse sur presque un kilo- mètre. Il avait ralenti et contrôlé ses pulsations. Il ne battait guère qu’à soixante-dix. Le chemin longeait un talus en herbe et des éboulis de schiste, puis il prenait plein Nord, traversant un mince bois de noisetiers et de frênes aux branches dénudées, aux troncs étiques et verdâtres emmêlés. Ensuite, il longea de grandes fondrières. Des sortes de bassines remplies d’eau noire criblaient le sol du sous-bois. On croyait y voir la trace de bombardements au petit bonheur la chance au cours des deux guerres mondiales, mais Schneider avait appris par Courapied, féru d’archéologie locale, qu’il ne s’agissait que d’anciens puits de mines datant de l’époque gauloise, effondrés avec le temps et que l’eau avait inondés jusqu’à la gueule.

Le chemin faisait une boucle en dévers dans l’humidité froide. On y relevait de profonds sillons creusés par des engins forestiers, qu’il enjamba à toute allure en se jetant prestement d’une jambe sur l’autre. Des racines grosses comme le bras s’allongeaient dans la boue en travers de sa route, puis, après une très courte côte, une table en pierre inclinée apparaissait à fleur de sol sur la gauche. Schneider avait coutume d’y faire une pause, demeurant quelques instants à sautiller sur place. Au milieu d’une herbe grasse semée de plantain et d’euphorbes, la pierre, presque horizontale, présentait d’étranges entailles en forme de longs doigts en éventail. De ce fait, sur les cartes d’état-major, elle portait le nom de Pierre aux Dix Doigts. On l’avait prise longtemps pour une pierre sacrificielle ou une sorte d’observatoire, car elle se trouvait au plus haut point du promontoire. On savait à présent qu’il s’agissait d’un polissoir sur lequel les hommes du néolithique aiguisaient leurs lames et les pointes de flèches en silex. Schneider restait quelques minutes sur la pierre en soufflant et en trottinant sur place. Il apercevait le lac en contrebas et la ville plus loin, dont l’Ouest s’encombrait de grues enchevêtrées tandis qu’à l’Est fumaient, mélancoliques, de vieilles cheminées d’usine disparates. Un étrange sentiment lui serrait le cœur, fait de tristesse diffuse et de commisération. En quelques bonds, il regagnait alors son parcours, secouant les épaules comme pour se débarrasser d’un fardeau importun.

Il voyait bien que sa Ville était en train de mourir.

Le reste, après la Pierre aux Dix Doigts, n’était plus qu’une simple formalité. Après une longue boucle plate prise entièrement en accélération, ce qui l’amenait presque aux limites de ses forces, il se remettait en petites foulées et revenait paisiblement à l’intersection entre le raidillon et le chemin qui menait à la voiture. En redescendant, on avait une vue directe sur le lac et les nouvelles résidences de l’autre côté, qui débordaient le plateau, le quartier neuf et chic avec ses larges rues droites et perpendiculaires à flanc de coteau où brillaient très tôt les lumières de la civilisation.

Schneider avait couru presque une heure, d’abord dans la clarté déclinante du soir et ensuite l’ombre était montée à pas de loup. Peu à peu, une buée froide était apparue, avec des senteurs humides de sous-bois pourrissant et de vase entre les troncs verdis, tandis que la lumière se réfugiait tout en haut du ciel et que la surface de l’eau en contrebas prenait une teinte de goudron, opaque, lisse et muette. En bas du chemin, il avait encore ralenti et s’était remis au pas. La tête lui tournait un peu, la gorge et les poumons lui brûlaient.

Il avait regagné sa voiture garée sur le parking, fait quelques assouplissements, ramassé sa veste de survêtement sur le siège du passager, pris son briquet et ses cigarettes et en avait allumé une. Il avait toussé dans son poing. Ses yeux gris s’étaient mis à errer sur le lac. L’automne venait, les fou- gères brunissaient, leurs crosses sèches prenaient des couleurs fauves comme un dos de renard. De manière pensive, comme distants, les acacias commençaient à semer à leurs pieds des sequins d’un or mince qui semblait ne pas leur coûter grand- chose. Il y avait aussi le pourpre des merisiers, l’orange exubérant des érables, la rouille qui s’emparait des marron- niers dont les feuilles racornies semblaient de sombres pattes griffues encore accrochées aux branches noircies.

En s’approchant du bord, il remarqua soudain une petite crique où stagnait une flaque de lumière oblique. Il s’approcha encore. La lumière diffuse éclairait le fond qui remontait en pente douce, un fond jaune trouble à l’aspect limoneux. Subitement il s’immobilisa, retira la cigarette de sa bouche. Figée entre deux eaux, une sombre silhouette fusiforme semblant épouser la courbure de la berge, le long museau au ras de la surface et la nageoire caudale se perdant dans la pénombre, quelque chose le contemplait d’un œil impassible et distant, avec une curieuse fixité.

Schneider reconnut un gros brochet, qui ne devait pas faire loin du mètre. Il n’y connaissait pas grand-chose en la matière, mais il lui vint à l’idée que lui aussi cherchait la lumière, la dernière et trouble clarté du jour finissant. Un large iris d’un noir opaque, cerclé d’un mince anneau d’or vif le fixait avec une singulière dureté. En silence, Schneider s’accroupit sur les talons, fasciné. Il lui sembla que les choses durèrent longtemps dans une sorte de présent élastique et distendu à l’excès. Il crut lire sur la large face osseuse au front fuyant, dans les yeux impassibles, une étrange férocité, sagace et vigilante, une dangerosité immémoriale.

Et soudain, sans que rien ne le laissât pressentir, le brochet fit volte-face et disparut en une fraction de seconde, et il ne resta rien d’autre qu’un bref tourbillon à la surface et un remous de vase qui ne tarda pas à se dissoudre, laissant le fond lisse et terne. La lumière aussi s’était résorbée d’un coup. Le froid montait de l’eau. Schneider eut un long frisson, mâchoires soudées. Il se redressa, écrasa sa cigarette qu’il enfouit sous le talon et regagna sa vieille Alfa.


Parution : 15 janvier 2025 – Éditeur : Rivages – Pages : 431 – Genre : littérature française, polar, thriller

L’inspecteur principal Claude Schneider et son groupe viennent d’être appelés sur un incendie: une ancienne menuiserie a été réduite en cendres. Les premières constatations révèlent la présence de trois corps calcinés, trois clochards qui avaient trouvé refuge dans le sous-sol. Très vite l’origine criminelle est confirmée et la police ne tarde pas à recevoir le témoignage d’un maçon qui dit avoir été contacté pour allumer l’incendie. Le début d’une enquête où Schneider aura souvent l’impression de rencontrer le diable.
Un auteur récompensé par tous les grands prix du genre : Prix Mystère de la critique, Grand Prix de Littérature policière, Prix Landerneau Polar.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



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  1. Bilan lectures Février 2025 – Ju lit Les Mots

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