Il est toujours précieux de pouvoir découvrir les premières lignes d’un livre, cela donne le ton et en une dizaine de lignes on peut déjà avoir l’envie de continuer ou abandonner.

En arabe, ibn provient du verbe يبني (yabni), qui signifie « construire ; engendrer ; structurer ». Il se traduit par « fils de… » ou « descendant de… » et marque ainsi l’appartenance à une lignée.
En grec, Antigone, Ἀντιγόνη, veut dire « contre la lignée ». Le préfixe exprime l’hostilité et la racine gonê désigne « ce qui engendre ; le fait d’enfanter ; les organes de la génération ».
Ibn a quinze ans et il croit qu’il ne se relèvera pas.
Il y a quelques secondes pourtant, aux abords de l’immeuble, il s’amusait des blagues de ses amis d’enfance. Les yeux au ciel, la peau du visage tirée par un chignon, il imaginait ce qu’il ferait plus tard. Avocate, même si c’est beaucoup d’travail, ça gagne bien, a dit Jumana d’une voix qui gronde sans raison. Pas plus qu’en finance, sept mille euros par mois facile, c’est mon cousin qui m’a dit. C’est c’que j’ferai si l’foot ça marche pas. Maël s’est alors tourné vers lui et toi, tu sais si ça paye architecte ? Tu veux construire quoi ? Des stades ce serait bien, ou des immeubles, des immeubles ouais, ça doit bien payer.
Ibn parle peu. Pas de stade, de maison ou d’immeuble dans son esprit mais quelque chose de grand, inspiré par ce qu’il a vu de plus beau – si t’as beaucoup d’clients, j’pense que tu gagnes bien. Ses amis ont ri. Comment ça « tu penses » ? On veut des garanties nous ! « Je pense », y a qu’ceux qui regardent les nuages en marchant pour dire ça. Laisse-le, c’est un rêveur, a conclu Jumana en poussant la porte du hall d’entrée.
Ce mardi, à seize heures trente-deux, le petit lecteur de Coran acheté au marché de Belleville s’allume dans la bibliothèque. Il est le cœur battant de l’appartement. Après quelques crépitements, une voix d’homme psalmodie des sourates. Résolue et enchanteresse, elle appelle aux cinq prières obligatoires quotidiennes. Fajr, la prière de l’aube ; Dhuhr, celle qui marque le zénith du soleil ; ‘Asr, la fin de l’après-midi ; Maghreb, le coucher du soleil ; et ‘Icha, la tombée de la nuit.
Le signal résonne faiblement dans la cage d’escalier lorsque Leïla sort de l’ascenseur. Chaque fois qu’elle entend l’adhan, elle baisse le menton en même temps qu’elle ferme les yeux comme pour entrer en elle-même. Elle prononce alors Allahu akbar. Dieu est plus grand.
Chez elle, Leïla ôte son bonnet ; elle le dépose sur le meuble d’entrée, accroche son sac et son manteau au portant mural, se déchausse et se dirige droit devant elle, vers la salle de bains. Là, au-dessus de la vasque en marbre vert, elle accomplit ses ablutions avant de revêtir sa robe de prière et de couvrir le haut de sa tête d’un carré de soie écru. C’est le moment de la journée qu’elle attend ; celui où elle décolle un peu la moiteur, la crasse, les turpitudes. L’eau emporte tout avant la prière où seul compte l’essentiel : la gratitude d’être et d’avoir ; la main tendue vers l’autre ; l’humilité face à ce qui nous dépasse ; la soumission à Allah, le plus grand.
Revenue dans l’entrée, elle baisse sensiblement le volume du lecteur ; la voix s’adoucit. Elle continue vers la cuisine, sort du réfrigérateur une marmite de chorba qu’elle dispose sur les plaques vitrocéramique où la soupe doit mijoter à faible intensité. Elle ouvre ensuite une bouteille d’eau pétillante qu’elle vide de moitié en avançant vers le salon. Leïla la pose sur la table basse, à côté de son tapis de prière qu’elle déplie pour l’étendre devant elle. Face aux fenêtres en PVC surmontées de rideaux de lin clair, les mains à hauteur d’oreilles, le regard posé sur les franges du tapis orienté vers La Mecque, elle se délasse enfin de sa journée de travail, inspire si profondément que son corps se soulève, puis elle commence à prier.
Alors qu’elle se prosterne, le front, le nez, les paumes des deux mains, les genoux et les orteils au sol, une douleur irradie sa cage thoracique. Une sensation d’écrasement la prend dans les poumons et l’estomac. Essoufflée, elle relève la tête, ses pupilles disparaissent sous ses paupières. Le regard blanc, elle pressent sa mort arriver.
D’un cri pointu, elle articule la chahada, le premier des cinq fondements de la croyance musulmane ash-hadu an la ilaha illa-llah, wa-ashadu anna Muḥamadan rasulu-llah, j’atteste qu’il n’y a pas de divinité autre qu’Allah et que Mohamed est Son Messager. Cette profession de foi, singulière et chorale, avait été soufflée dans son oreille à sa naissance.
Leïla se recroqueville de douleur ; dans un dernier souffle, elle énonce mon fils, protège mon fils. Son visage face au plafond, ses grands yeux ouverts, elle implore son interlocuteur en fixant un angle de la pièce. D’une voix détachée elle s’empresse de préciser protège-le des vices, donne-lui la force et la tendresse, une place ici, et là-bas. Son corps ploie en avant ; son cœur s’arrête de battre.
Au milieu de ‘Asr, la prière de fin d’après-midi, Leïla meurt d’un arrêt cardiaque.
Une heure plus tard, son fils rentre du lycée avec Maël et Jumana, deux camarades de classe du même immeuble. Comme d’habitude après les avoir quittés, il s’apprête à retrouver sa mère, à marmonner quelques paroles expéditives, embrasser son front avant d’échanger son sac de cours contre celui de sport, où Leïla dépose immanquablement un sachet hermétique contenant un sandwich, un fruit et un Capri-Sun. Ce soir encore elle l’aurait fait, après avoir prié.
En traversant le couloir, il aperçoit sa silhouette au sol. Elle prie, pense-t-il, il l’embrassera avant de ressortir.
En revenant sur ses pas, bandoulière à l’épaule, il lui semble que la robe et le voile de Leïla n’ont pas bougé ; il s’avance vers elle. Par terre, les tissus débordent du rectangle du tapis. Dans l’entrée, la voix continue de psalmodier. Un pressentiment raidit sa colonne vertébrale – Maman ?
Face au silence, il se baisse, la retourne sur le dos et refoule un sursaut lorsqu’il entrevoit ses yeux ouverts ; il s’approche alors du visage de sa mère et crie – Maman ! Lève-Toi Maman ! Regarde-moi, regarde-moi Maman, j’suis là !
Leurs cils s’entrelacent. Il ne comprend pas exactement mais il sent que sa mère n’est plus là ; elle qui répond toujours, qui jamais n’est statique. Il se recule, épouvanté. Son instinct lui enjoint de chercher du secours ; il prend appui sur le bras de sa mère, se redresse, sort son téléphone de sa poche. L’affiche plastifiée « Protocole d’urgence » collée sur la porte de l’infirmerie du lycée lui revient à l’esprit ; il compose le 15 – me lâche pas Maman.
Urgence santé bonjour, welcome… Quelques mots d’anglais suivis d’un motif musical couvent les images qui l’envahissent ; celles de la mort de son père neuf ans plus tôt et de ses funérailles loin de chez eux. Il veut résister à ce souvenir qui l’empêche de réfléchir mais il est déjà submergé ; son téléphone lui tombe des mains – si j’les préviens et si T’es vraiment… vraiment…, ils T’emmèneront, comme papa, ils appelleront la famille, j’pourrai rien faire, Tu seras enterrée là-bas et moi je serai tout seul ici.
Parution : 12202 mars 5 – Editeur : Grasset – Pages : 272
Le grand maigre allongé sur le corps de sa mère s’appelle Issa et se surnomme Ibn, le fils de en arabe. Et depuis ce soir, Ibn est orphelin. Lorsqu’il est rentré de l’école, il a trouvé Leïla, inanimée, sur son tapis de prière. Après avoir essayé de la réveiller, il a compris. Et le souvenir du décès de son père neuf ans plus tôt l’a saisi ; le corps de Youssef avait dû être rapatrié « au pays ». Plus que tout, il craint qu’on veuille de nouveau lui voler le corps de son parent. Alors, comme Antigone, Ibn va se dresser contre la raison, la loi et la morale, et décider de n’avertir personne, de veiller seul sa mère et de l’enterrer lui-même, ici, à Montreuil, selon le rite musulman. Il connait peu la religion, Dieu, le sens des prières, mais sa mère y tenait. Il va devoir apprendre en un instant. Grandir en un éclair.
Du mardi au vendredi, de la découverte de sa mère sans vie à sa mise en terre, on va et vient avec lui du huis-clos troublant de leur appartement, où Ibn veille le corps de Leïla qui peu à peu se délite, au monde dehors, la Mosquée de Paris, les forums dédiés aux pratiquants ou chez Leroy Merlin, où il ira chercher conseils pour construire le mausolée qu’il rêve naïvement d’ériger pour elle. Chaque chapitre, écrit à l’os, s’ouvre par l’une des cinq prières quotidiennes qu’Ibn fait plus consciemment à mesure qu’il trouve en lui ce Dieu qu’il invective, craint, appelle, et va bâtir à sa manière pour combler le vide laissé par le décès de ses parents.
Ju lit les mots
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Un début au ton dramatique qui empoigne le cœur des lecteurs.
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Oui ! J’ai trouvé aussi 🙂
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Très tristes ces premières lignes. Un roman qui semble émouvant !
Merci Julie pour le partage
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Il semble effectivement très émouvant. Avec plaisir Céline 🙂
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On visualise tellement bien la scène, je trouve !
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Je suis bien d’accord !
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Émouvant et beau 🥹 Merci
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Avec plaisir 🙂
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