Premières lignes… Rentrée littéraire 2025 – L’équation avant la nuit de Blaise Ndala

01. La photo

Avant « la photo », peu de choses venant de Beatriz devaient être prises au sérieux. Quand elle écrivait : « J’ai reçu une bourse de la Fondation Mark-Twain pour le plus grand rendez-vous littéraire francophone jamais organisé en sol américain » ou « Tu viens à Washington et je t’emmène faire la fête au Café Saint-Ex sur la Quatorzième », il ne fallait pas s’emballer. Ça pouvait être vrai. Ça pouvait être une promesse qu’elle allait oublier entre un festival de salsa et un colloque sur la pensée décoloniale.

M’emballer, c’est pourtant ce que je fis lorsque, sous une averse à faire dériver l’île de Montréal, je reçus un message que je n’attendais plus. Quelques signes d’où il émanait que la professeure de littérature m’invitait à me rendre à Washington pour une conférence avec ses étudiants.

Allez savoir ce qui me prit, pourquoi je finis par désobéir à la petite voix qui me répétait : Laisse tomber, cette femme ne sait pas ce qu’elle veut. Peut-être espérais-je sortir tête haute du jeu du chat et de la souris dans lequel, depuis un an et demi, la Chilienne tenait le beau rôle, suscitant l’espoir le matin, semant le doute le soir, renaissant de ses cendres au bout de deux mois de silence.

Trois ans après mon divorce, Beatriz était le chat, moi la souris – et vice-versa. Notre tango désaccordé durait depuis cet après-midi où nos chemins s’étaient croisés dans un festival en Bretagne, lorsqu’au détour d’un flirt amorcé hors de toute subtilité, elle m’avait lancé : « Je te ferai venir dans mon université, beaucoup de mes étudiants ont adoré ton dernier roman, ça serait formidable de faire quelque chose au Madison College. » J’avais répondu, plutôt pour la forme : « Ce n’est pas une mauvaise idée. » C’était le genre de phrase que les écrivains étaient habitués à entendre, ça ne mangeait pas de pain. On s’était promis de garder le contact.

Il y eut quelques courriels enflammés au début, puis des appels dont la durée s’étirait au fur et à mesure que les retrouvailles reculaient dans le temps. La nuit entre Montréal et Washington, ou alors au gré des voyages et des fuseaux horaires : Beatriz à Bulawayo moi à Rio, ma tête chez un barbier de Port-Bouët, elle les pieds dans un bar branché de Barcelone. Autant dire que nous menions deux vies qui avaient tout pour continuer de cheminer l’une aux antipodes de l’autre.

J’étais un écrivain qui venait de franchir le cap de la cinquantaine dans un mélange de gratitude et de doutes. De ces doutes qui, sans prévenir, s’incrustent au plus profond de vous, mettant un terme à l’insouciance qui avait caractérisé la première moitié d’une vie somme toute ordinaire. L’année où j’avais croisé la route de Beatriz, je venais de recevoir l’un des prix littéraires les plus célébrés de la francophonie. Puis un deuxième, dont l’espace lusophone se fit l’écho, grâce à une traduction portée à bout de bras par un vieil éditeur aussi fantasque qu’ambitieux, retranché dans Pelourinho, le cœur historique de Salvador de Bahia.

Legba, le dieu vaudou des artistes, vous dira qu’il n’y a pas que les revers qui volent en escadrille dans le ciel maudit où cheminent les complaintes de l’écrivain occupé à mendier le bonheur dans le regard d’autrui : mon livre venait d’être adapté au cinéma avant de connaître un accueil aussi déroutant qu’inespéré. J’en étais resté sidéré, peu importe que le réalisateur qui avait acquis les droits de La Dernière Tentation du Che ait répété qu’il y croyait depuis la seconde où il avait refermé mon sixième roman. Indéniablement, cette fiction qui revisitait le passage dans les montagnes du Kivu d’un Che Guevara à la rescousse des maquisards déterminés à poursuivre le combat de Patrice Lumumba, martyr de l’indépendance du Congo et épouvantail de la CIA, allait changer mon jugement sur le bout de chemin parcouru depuis mon départ d’Afrique, au milieu des années 1990. Si Beatriz connaissait mon travail, qu’elle disait adorer moyennant un bémol qu’elle aborderait « plus en profondeur » à l’heure des retrouvailles, l’universitaire connaissait tout autant la figure du grand héros de la lutte anticoloniale.

Apprendre que j’étais le fils d’un ancien ministre de Lumumba avait d’abord suscité chez elle un mélange d’admiration et de scepticisme. La même attitude observée de longue date chez mes interlocuteurs qui découvraient ce lien de filiation. Au Congo d’abord, en France ensuite, beaucoup moins au Canada, où j’étais arrivé à l’été 2001, pays où l’histoire des peuples subsahariens demeurait chose nébuleuse, note de bas de page à peine lisible dans la chronique du xxie siècle naissant.

Lorsque me parvint l’invitation, Beatriz connaissait les deux grands amours de ma vie : ma fille Fioti et la littérature. Je connaissais les siens : d’un côté l’œuvre de Walter Mignolo, sémiologue argentin et figure de proue du post-colonialisme latino-américain ; de l’autre la salsa, seul secret, m’avait-elle juré, de cette jouvence que la désormais quinqua portait avec grâce et indifférence. Sous le ciel de Saint-Malo, ce trait allait faire mouche en moins de temps qu’il ne m’en fallut pour répondre à la question qu’elle m’adressait depuis la première rangée d’où elle nous écoutait, altière dans une robe émeraude assortie à ses boucles d’oreilles.

De Fioti, je lui avais dit l’essentiel. J’allais m’apercevoir assez rapidement que pas un mot ne lui avait échappé. Mais surtout, qu’elle avait compris que pour le père qui renouait avec le célibat, la fille de vingt et un ans était l’ultime forteresse. Le bastion aux pieds duquel je ne me serais rendu ni pour tout l’or du monde, ni contre le Pulitzer et le Booker réunis.

Avec mon ex-épouse (une journaliste que j’avais rencontrée à Paris et qui m’avait convaincu de quitter les bords de Seine pour les hivers tant redoutés de sa Belle Province), nous avions encouragé notre fille à quitter l’université de Montréal pour Harvard. Deux ans qu’elle y étudiait le droit, avec en ligne de mire une carrière d’avocate que son appétence assumée pour les grandes joutes laissait présager. Enfant unique, Fioti n’était pas seulement ma fierté incarnée. Elle était ma botte secrète, la petite fée qui gérait avec une redoutable efficacité la messagerie et l’agenda d’un écrivain à la ramasse dans le marathon assommant que d’aucuns appelaient « succès ». Ce contre quoi ma fille tentait de me protéger n’était, en vérité, qu’une servitude volontaire au diktat d’un code pernicieux que l’écrivain obnubilé par une « place au soleil » se sentait obligé d’honorer. Tantôt par passion, tantôt sous la peur inavouable de finir dans le ventre bétonné de l’oubli, ce monstre froid qui, tel Orcus, expédiait aux Enfers qui bon lui semblait.

Parce qu’elle savait que le propre des grands amours était de couver des guerres sans merci, qu’entre père et fille pouvait se dresser un fleuve aussi impétueux qu’une cavalerie déchaînée, Beatriz n’avait eu aucun mal à imaginer que ma fille et moi puissions danser au bord d’un précipice nommé « engagement littéraire ».

« Engagement », donc : voilà un mot-valise aussi vieux que la littérature, dont l’évocation au détour d’une conversation avait aussitôt allumé madame la professeure. Elle m’avait lancé, le trémolo dans la voix : « Mais bien sûr que ta fille a raison de te demander pour qui tu écris. Il n’y a pas de littérature qui ne soit confrontée à cette question qui contient toutes les tensions entre l’Occident et nous, gens des Suds, pour ce qui touche à l’art que tu pratiques. À t’entendre, derrière la petite-fille d’un ancien ministre de Lumumba pourrait bien se cacher une de mes jeunes héroïnes. Tu me la présenteras ? »

Je laissai le temps au temps, jusqu’à cette soirée de septembre 2008. Dehors l’averse avait repris de plus belle, transformant les avenues Mont-Royal et Papineau en estuaire urbain.

Après le silence qui suivit son texto, un message vocal. Même voix veloutée, même cran, ce côté provocateur qui parfois désarçonnait, que je finis cependant par prendre pour ce qu’il avait toujours été : une carapace pour masquer une introversion que l’intéressée assumait à demi-mot devant l’homme ou la femme qui avait gagné sa confiance. On était alors loin du compte, dire que je la connaissais à fond serait mentir, l’inverse était tout aussi vrai. Alors, il y eut au milieu de la nuit la même voix ensorceleuse, son français enrobé d’espagnol (trois années de recherches à Sorbonne Nouvelle n’y avaient rien changé).

« Tu fais ta conférence sur le campus, on se fait un petit programme sur mesure. Il n’y a que des êtres sans imagination pour s’ennuyer à DC. D’ailleurs, ça ne sera pas ton premier séjour dans la capitale. Ai-je besoin de te vendre ma ville d’adoption ? »

Je fis le mort pendant quarante-huit heures. J’hésitai, pensai aux embrouilles des rares relations à vol d’oiseau auxquelles je m’étais risqué, procrastinai, finis par composer son numéro au Madison College of Washington :

— Tu gagnes, prof.

— Je gagne toujours, cher ami. Si tu penses que c’est insupportable, sache que je suis absolument du même avis.

— Reste un détail, Bea. Je viens pour dix jours. Tu dois promettre que nous ne passerons pas nos soirées à nous disputer sur je ne sais quel évangile identitaire. Je suis un romancier, pas…

— T’inquiète, monsieur le romancier. Si ça peut te rassurer, disons que j’ai appris à composer avec l’idée que la révolte des damnés de la terre ne viendra pas des auteurs nourris aux prix littéraires parisiens.

— Madame la professeure refuse de se mouiller. Au moins, ça a le mérite d’être clair. Nous ferons donc la guerre décoloniale. L’amour attendra.

Il y eut un silence, puis elle reprit :

— Écoute, Daniel… J’aurais pu à nouveau reporter cette conférence. Et pour ne rien te cacher, j’y ai pensé. Pas plus tard qu’avant-hier, j’en étais encore à me demander si c’était une bonne idée, si je ne m’engageais pas dans quelque chose qui risquait de me pomper le peu d’énergie qui me maintient debout. Mais ça serait bête de continuer de lutter contre l’évidence. Nous ne saurons jamais si nous n’organisons pas ces retrouvailles. Je ne peux parler que pour moi ? Alors, la vérité est que j’en ai besoin. C’est pas un secret, tu as fini par croire que je n’étais… Comment tu dis ça ? Que je n’étais qu’une enquiquineuse, pour reprendre un mot que j’ai déjà entendu dans ta bouche. Rien n’est plus faux. J’ai besoin de sortir la tête de l’eau. Là, tout de suite. Pas dans un mois.

— Sortir la tête de l’eau

— Je t’en parlerai à ton arrivée. D’ici là, et au cas où la prière signifierait quelque chose pour l’ancien élève des Jésuites, merci de dire à la madone là-haut qu’un peu de lumière dans la nuit qui m’enveloppe ne serait pas un luxe. Tu peux toujours lui promettre le chemin de Compostelle, si allumer un cierge dans la chapelle de mon campus lui paraît insignifiant.

— C’est si grave ?

— Ce sera au romancier à l’imagination fertile d’en juger. Je dors à peine, Daniel. Disons que je me suis promis de prendre le dessus. C’est pour ça que je refuse de reporter ta venue. Bref. Comment devrais-je le formuler pour m’en tenir à l’essentiel ? Mon père est décédé au Chili il y a vingt ans. Embolie pulmonaire. Je suis restée à son chevet jusqu’au dernier souffle. Je suis l’aînée des Reimann, je pense te l’avoir dit. Je ne sais pas comment ça se passe avec ta fille, mais j’avais noué avec notre père une relation que nos proches qualifiaient de « fusionnelle ». Il y a une semaine, un mauvais plaisantin, que j’espère identifier le plus rapidement possible, m’a envoyé par la poste un cadeau. Tu ne devineras jamais quoi. Un drôle de souvenir qui laisse supposer que notre père n’a pas jugé utile de nous dire qui se cachait derrière le patriarche affable, mordu d’histoire et d’anthropologie, peintre à ses heures, que nous aimions tant. J’ai tant à démêler avant d’en avoir le cœur net, mais disons que c’est soit un secret de famille particulièrement bien protégé, soit un canular de très mauvais goût.

— J’en suis navré, Bea. Je te souhaite toute la force dont tu as besoin. Je viens de regarder les vols. Je devrais arriver vendredi en début de soirée. Tu me raconteras.


Parution : 20 août 2025 – Éditeur : JC Lattès – Pages : 400

Lorsque Daniel Zinga accepte l’invitation de Beatriz Reimann pour une conférence à Washington, il s’attend à parler de littérature, du Congo au coeur de ses livres, et à nourrir le trouble que la professeure exerce sur lui. Mais rien ne se passe comme prévu.

Beatriz a reçu un courrier anonyme : une vieille photo où posent côte à côte son père Walter Reimann, le prix Nobel de Physique Werner Heisenberg et Adolf Hitler. Que faisait son père avec ces hommes ? Pour Daniel et Beatriz, c’est le début d’une enquête entre Washington, Santiago, Montréal, Berlin et Lubumbashi qui explore cette page méconnue de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : la course entre les Alliés et l’Allemagne nazie pour fabriquer la bombe atomique grâce à l’uranium du Congo belge.

Un grand roman sur la trahison, le pardon, l’engagement, la place de ces peuples des « marges », dont le destin a forgé la grande Histoire.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



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11 réponses

  1. Ach 😍 il pourrait bien me plaire aussi celui-ci. Merci à toi pour le partage 🙏 😘

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  2. Il a l’air très intéressant ce roman. L’avant goût que tu nous en donnes fait envie. Merci Julie, passe une excellente soirée 🙂

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  3. Encore une tentation ! Bon week end

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  1. Bilan lectures Juillet 2025 – Ju lit Les Mots

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