Premières lignes… Rentrée littéraire 2025 – Le Ministère des Rêves de Momtchil Milanov

Ces derniers temps, à Graystadt, il se passait des choses fort étranges. Tout d’abord commencèrent à se répandre des rumeurs selon lesquelles, dans divers quartiers, des chaussures disparaissaient. À peu près au même moment, on vit apparaître des brouillards totalement atypiques pour la saison, tandis qu’un grand nombre d’habitants se plaignaient de violents maux de tête. Les deux entrefilets publiés dans Les Nouvelles du soir et Le Bon Compte de Graystadt passèrent inaperçus.

Mais les chaussures continuaient de se perdre. Il en disparaissait de toutes sortes : bottes, guêtres, tennis, galoches, chaussures officielles et, çà et là, pantoufles domestiques ; elles disparaissaient isolément ou par paires, disparaissaient aussi bien des paliers devant les portes que des placards dans les entrées, et cela posait quelques questions. Les forces de l’ordre, en la personne du commissaire divisionnaire Baum (qu’on appelait aussi Otto l’Arbre), ne prirent pas ces événements au sérieux. Interrogé sur les mesures auxquelles on allait recourir, le commissaire divisionnaire, connu pour son sens de l’humour très spécial, répondit qu’il ne se chargerait de cette affaire que lorsque les chaussettes commenceraient à disparaître à leur tour. D’ici là, il devait s’occuper d’autres criminels bien plus dangereux, aussi les habitants de Graystadt étaient-ils priés de se montrer plus vigilants, car la police ne disposait pas des ressources nécessaires pour protéger leurs précieuses chaussures. Sur ce, il estima que le dossier était clos. Il est vrai que l’on ne vit pas de chaussettes se volatiliser, du moins pas plus que le pourcentage habituel, englouti dans les tréfonds des machines à laver.

En revanche, les chaussures continuèrent de se perdre, régulièrement et sans laisser de trace, dans divers quartiers mais surtout autour de la gare et des boulevards de l’Arsenal et Nagelstein. Elles étaient toutes de couleurs différentes, ce qui poussait certains à penser que le voleur agissait mû par des considérations esthétiques. Plus déconcertant encore, les habitants de Graystadt trouvaient parfois les chaussures des autres parmi les leurs et personne n’arrivait à imaginer qu’un voleur quelconque puisse trouver cela particulièrement drôle. Et puisque le problème, loin de se résoudre, s’aggravait, le commissaire divisionnaire Baum fut contraint de mobiliser l’un de ses subordonnés les plus jeunes, le sous-inspecteur Baieler.

Malheureusement, il disparut lui aussi sans laisser de trace. De nombreuses personnes, y compris le Directeur Stern, éprouvaient une grande perplexité, et se demandaient qui pouvait bien avoir besoin de tant de chaussures. Le Directeur Stern était plutôt sympathique, mais, comme tous les adultes, il avait la faculté de tirer d’un petit rien des conclusions totalement erronées. Au début, Tante Bou non plus n’avait pas de réponse à cette question. Elle se rendait tous les jeudis chez le Directeur pour prendre un café avec la grand-mère du petit Stern. Tante Bou travaillait dans le métropolitain et, en réalité, elle aurait dû être à la retraite depuis longtemps, mais personne ne connaissait les tunnels sous Graystadt mieux qu’elle, si bien qu’elle était irremplaçable au service planification. C’était une petite femme menue et autoritaire qui ne mâchait pas ses mots, aussi était-elle fâchée en permanence avec tous les membres de sa famille, mais elle aimait sincèrement Babadzou et le petit Stern, et ne venait jamais sans apporter des loukoums, des pâtes de fruits en forme de tranches de citron ou du chocolat Kouma Lissa.

À cette époque, les rayons béants des magasins demeuraient souvent vides, mais elle n’avait jamais eu de mal à trouver de quoi faire plaisir à Stern (qui n’avait rien contre). Tante Bou l’aimait comme si c’était son propre enfant. Bien des années auparavant, son fils, un mathématicien prometteur qui venait de remporter l’Olympiade nationale, avait été retrouvé dans l’un des conduits de sa faculté, où il était tombé. Personne ne sut vraiment ce qui s’était passé. Selon certains, c’était un accident, selon d’autres, il se serait laissé embringuer dans une organisation secrète. La mère de Stern avait été un peu amoureuse de lui, et les jours où Tante Bou venait leur rendre visite, Kristina trouvait quelque chose à faire à l’extérieur, ou bien elle restait simplement jusqu’à une heure plus tardive dans son atelier au premier étage. Elle le faisait autant pour elle-même que pour Tante Bou, car elle ne voulait pas servir de monument vivant à quelque chose d’irréversiblement perdu. Bien plus tard, Stern associerait le début des événements à un dimanche précis de la fin du mois de mars, et à une visite inattendue de Tante Bou (Babadzou et elle se voyaient invariablement le jeudi). Celle-ci avait laissé ses chaussures dans l’entrée et non à l’extérieur (pour plus de sécurité). Stern avait l’intention d’aller un peu plus tard chez Misch, son meilleur (et unique, du fait des circonstances) ami qui habitait la maison voisine, au 67. Misch avait huit ans, lui aussi, et rêvait de devenir archéologue ou entomologiste.

Son père ne soupçonnait rien de ses intentions ni de l’existence de telles spécialités. C’était un homme à l’esprit pratique qui espérait que son fils choisirait une profession sérieuse. Cet après-midi-là, Stern s’était dissimulé derrière le fauteuil et établissait une liste de produits de première nécessité au cas où il déciderait de s’enfermer dans sa chambre (parfois, l’humeur de sa mère devenait particulièrement pénible à supporter). Ces moments ne manquaient pas d’arriver, mais il s’avérait qu’il n’y était jamais préparé. Avec cette liste, il atteindrait un nouveau niveau d’indépendance et pourrait à tout moment fermer le loquet de sa porte. En cas de blocage, il demanderait à Babadzou de jouer les négociateurs. Ce mot, il l’avait entendu de son père, le Directeur Stern, et il lui avait immédiatement plu. Cependant, il se produisit autre chose. Dissimulé derrière le fauteuil, il ne fut remarqué ni par Tante Bou ni par Babadzou qui arrivait justement avec un plateau sur lequel étaient disposés du café, le sucrier et la boîte bleue de biscuits danois. Il décida, magnanime, de ne pas l’effrayer et se blottit dans l’obscurité de sa cachette. Tante Bou avait l’air bouleversée. Elle s’était à peine assise sur le canapé qu’elle fit signe à Babadzou et lui murmura mystérieusement : Viens, viens. Il faut que je te dise quelque chose. Stern tendit l’oreille. Je sais qu’aujourd’hui on n’est pas jeudi, mais j’avais besoin de parler à quelqu’un parce qu’il s’est passé quelque chose de très étrange. Babadzou ne savait que dire. Celle qui était sa meilleure amie depuis trente ans n’avait jusqu’alors jamais utilisé pareils mots. C’était une personne sérieuse (voire trop sérieuse) à qui il n’arrivait rien d’étrange. Que s’est-il passé, ma chère ? demanda Babadzou d’un air compatissant (les deux femmes se donnaient du « ma chère »). Le problème, c’est qu’il m’est même difficile de l’exprimer (bizarrement, elle continuait de chuchoter). Tante Bou soupira et garda le silence, comme pour reprendre des forces. On se serait cru dans un rêve… sauf que c’était bien réel ! Tante Bou rêvait beaucoup et aimait en parler avec force détails, et Babadzou était l’interlocutrice idéale, écoutant avec patience et bienveillance. Tu ne croiras jamais ce que j’ai vu, poursuivit Tante Bou. J’ai carrément la chair de poule en y pensant. Elle reprit son souffle. Derrière le fauteuil, Stern pouvait percevoir la manière dont Babadzou se penchait vers la table, les pupilles dilatées. Ne me regarde pas comme ça, mais écoute plutôt, murmura Tante Bou. Faut-il que nous chuchotions ? demanda Babadzou, en chuchotant elle aussi, mais Tante Bou fit un geste de la main. Hier, la confiture de fraise était une fois de plus terminée et je suis descendue prendre un bocal à la cave, tu sais que Robert ne peut pas vivre sans confiture (Robert était son mari). Je suis descendue, j’ai tourné la clef dans la serrure, ouvert la porte – elle énumérait ses actes dans l’ordre précis où ils s’étaient déroulés 

– j’ai allumé la lampe et… 

– là, Tante Bou retint son souffle.

Je suis restée clouée sur place. Pé-tri-fiée. Au milieu de la cave se tenait une… créature. Un petit nain aux cheveux ébouriffés, aux yeux brillants comme des boutons, au pantalon mauve à carreaux avec des bretelles et… Et après, que s’est-il passé ? demanda Babadzou. Il s’est arrêté et m’a regardée un instant, mais j’ai eu l’impression que des années s’écoulaient. Et après ? Eh bien, après, je crois qu’il a marmonné quelque chose. Je me demande même si ce n’était pas une illusion auditive, mais je crois qu’il a dit : Kugler, ouste !, avant de claquer des doigts et de disparaître. Babadzou était intriguée. La seule chose qui lui vint à l’esprit fut de demander : Et maintenant ? Et maintenant quoi ? s’exclama Tante Bou. Je suis quelqu’un de raisonnable, de rationnel, avec toute ma tête. Je ne bois pas d’alcool sauf le jour de l’An, je ne fume pas, je porte des lunettes, mais ça s’est déroulé, pour ainsi dire, sous mon nez. Qu’est-ce que ça peut être, à ton avis, sinon… Sinon quoi ? Sinon un extraterrestre. Ma chère, ne dis pas ça, tu auras sûrement vu l’un des enfants, tu sais bien qu’ils se glissent parfois dans les caves et font des bêtises… Et ils disparaissent d’un claquement de doigts, c’est ça ? ajouta Tante Bou, sarcastique. Trêve de balivernes, je jure l’avoir vu. Crois-moi si tu veux, sinon tant pis. Babadzou se tut un instant, but une gorgée de café et garda le silence. Je n’ai jamais rien entendu de plus étrange. Mais comme c’est toi qui me le dis, évidemment que je te crois. Tu es ma meilleure amie et je te fais autant confiance qu’à moi-même. Tante Bou se rengorgea de fierté et de contentement. Stern, derrière le fauteuil, était très impressionné, lui aussi, il était impatient de tout raconter à Misch mais il savait que pour le moment, il lui était impossible de se retirer. Il devait rester dans sa cachette jusqu’à ce que Tante Bou parte, c’est-à-dire à sept heures au plus tôt, une fois la série Contraints à errer terminée, les cafés bus et les tasses retournées (Tante Bou était une personne rationnelle, mais même les gens rationnels aiment retourner leur tasse pour voir les figures émerger du noir dépôt saumâtre). Les quarante-cinq minutes qui suivirent lui parurent durer une éternité.

Enfin, l’épisode prit fin et Tante Bou se prépara à partir. N’en parle à personne ! murmura Babadzou d’un air complice. Tante Bou émit un petit cri strident, signifiant ainsi que c’était plus qu’évident. Je ne suis pas folle ! Puis elle ferma la porte. Stern attendit à peine que ses pas lourds s’évanouissent progressivement dans la cage d’escalier pour se ruer dehors.


Parution : 22 août 2025 – Éditeur : Les Argonautes – Pages : 256

Par un matin gris d’hiver, un immense ballon dirigeable s’installe dans le ciel de Graystadt, silencieux, menaçant. Même le directeur Stern, qui travaille pourtant pour le gouvernement, semble impuissant face à ce qui se prépare. Seul son fils, le petit Stern, perçoit le danger avec clarté.

Alors que les bicéphales du mystérieux baron Noulde investissent les rues et que l’enfant doit faire face aux absences de ses parents, Stern trouve refuge dans son imaginaire. Et si c’était à lui de sauver les générateurs de rêves ?


Entre conte initiatique et fable politique, Le Ministère des Rêves est un hommage poignant à l’imagination. Momtchil Milanov nous offre un premier roman porté par une prose lumineuse où, à travers le regard d’un enfant, chaque instant se charge d’une profondeur nouvelle.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



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9 réponses

  1. Merci pour cette découverte
    J’avoue que le mystère de ce ballon et l’atmosphère rétro ont tout pour me plaire.
    Je note !

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  2. Hum hum 😍. Ça m’a l’air tout doux comme un doudou. Merci à toi pour le partage 🙏 😘

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  3. C’est le genre de livre que j’aime, je le note. l’ambiance et le mystère vont me plaire. Bon week end

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Rétroliens

  1. Bilan lectures Juillet 2025 – Ju lit Les Mots

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