
Alger, le 23 mai 1917
À l’orée de ma mort, l’écriture m’apparaît comme l’ultime moment d’ascèse, celui de l’évocation des visages lointains et des décors enfouis du voyage qui marqua le plus mon existence, celui que je fis à Tunis au printemps 1907. Dans le chagrin du paysage malgache, l’agressivité, la violence, la perte de la foi, l’incertitude, la peur, le désespoir, la souffrance envahissaient un monde de silences, à l’image de ma terre intérieure, dévalant une pente où l’aube se dérobe. Dans la découverte de la beauté de ce monde en sursis, à Tunis, mon histoire me paraissait un songe, fait de prémonitions, de réminiscences, d’images en gravitation légère. Nous ne rêvons jamais tant que dans nos périodes de désirs ou de douleurs, qui ne sont que des désirs blessés.
Je n’ai pas choisi. Je suis née reine. Tout m’a été imposé. Dès mon premier cri, on a voulu tracer, sur une page vierge, une destinée, des signes, des lignes. L’être humain n’est-il pas inachevé par essence, un chant obscur de la terre, né d’un cri le jour de sa naissance ?
Avant de devenir Ranavalona III, j’étais Razefy, une jeune femme de lignée royale mais qui n’était pas destinée d’emblée à régner. Avant d’occuper le trône, à vingt-deux ans, je vivais à la campagne, au nord-ouest de Tananarive. Je faisais partie de la petite troupe des nobles princes et princesses dînant tous les dimanches avec ses aïeuls. Timide, gracile, j’allais me promener, pieds nus, au Zoma, le marché du vendredi de la place d’Andohalo. On y vendait des étoffes, des lambas en coton blanc, de la soie aux couleurs éclatantes, du raphia, de la paille et du jonc tressés.
Pour garder le pouvoir, dans une société où seuls les nobles de sang royal pouvaient régner, le Premier ministre, Rainilaiarivony, roturier hova, épousa tour à tour les deux reines qui prirent le trône, Rasoherina et Ranavalona II. Lorsque cette dernière s’éteignit en 1883, au lendemain de sa mise au tombeau sur la colline sacrée, Mont-Bleu, ville de la quiétude, Rainilaiarivony jeta son dévolu sur moi. Un obstacle l’empêchait néanmoins de m’épouser. J’étais déjà mariée au prince Ratrimoarivony, un grand officier de la monarchie merina, qui, souffrant, gardait la chambre. En dépit des soins prodigués par un médecin choisi par le Premier ministre, on le retrouva mort quelques jours plus tard. Je dus alors épouser Rainilaiarivony, de trente ans mon aîné, que je haïssais.
Je découvris alors Tananarive, l’orgueilleuse capitale merina, terre des ancêtres, où serpente le capricieux fleuve Ikopa entre les jardins et les champs, les rizières, miroirs scintillants semés de pousses vertes. Le palais, avec son spectacle des crépuscules et des soleils levants aux nuances variées, m’impressionnait. À l’ouest, le précipice dominait la plaine Mahamasina et le lac Anosy. On disait que la première Ranavalona y faisait jeter ses amants et les chrétiens missionnaires qui tentaient de s’emparer de son royaume.
Au moment de monter sur le trône, chacun me dévisageait avec attention. J’étais fine, le teint ambré, la taille plutôt petite, mes lourds cheveux bruns séparés en deux bandeaux tressés ramenés en arrière. Pour mon couronnement, on sortit des lambas rouges pour la famille royale, blancs pour les nobles.
C’est là que ma liberté prit fin. Je ne pouvais plus me rendre dans les marchés multicolores, ni profiter des escapades pieds nus dans les ruelles de la capitale. J’étais prisonnière, contrainte de rester enfermée toute la journée au palais, dans une citadelle où on n’entrait que du pied droit. Cela faisait partie des obligations de nos croyances. Et si je chérissais nos ancêtres et que je restais vigilante à ne pas enfreindre les fady, tabous sacrés, il m’arrivait souvent de me retirer dans un pavillon à la campagne. La vie de la Cour m’étouffait. Il fallait embrasser la terre qui me portait, cette terre des ancêtres. Je possède un passé qui forme un rempart, dans ce qu’il a de plus beau et de plus puissant.
Je n’ai pas eu d’enfant, ni avec Ratrimoarivony, mon premier époux, ni avec Rainilaiarivony, avec qui je ne couchais pas, ni avec Marius Cazeneuve, le poète et magicien français que j’avais profondément aimé. Il y aura toujours ce manque, ce vide en moi, l’absence de ce séisme qui s’empare d’un corps. Je n’écrirai jamais à ma fille ou à mon fils pour lui dire comment cultiver sa force, apaiser ses angoisses et s’ouvrir au monde.
Je rejoue sans cesse mon histoire, dans l’usure de ma mémoire. Elle me traverse, dans l’obscur silence de mon exil à Alger. À tout instant, j’ai peur d’être broyée, effacée, et d’oublier Madagascar. L’exil du temps, avec son lot de brisures, de chaos, d’érosion, est plus cruel que celui de l’éloignement des lieux, parce qu’il jette dans l’esprit de l’homme la crainte d’une décrépitude des souvenirs. Le drame auquel tout être humain redoute d’être assujetti n’est-il pas constitué de chaque petite mort qui jalonne son existence ? L’épreuve du renoncement aux rêves, de l’agonie des espoirs, de l’épouvante du temps qui passe, lui rappelant sans cesse que le monde est un échiquier, avec sa lente dérive et son cortège de musique funèbre ?
Mon destin renferme ce qu’il y a de plus incertain et de plus fragile. Mais je refuse de renoncer au désir du seul espace qui m’appartienne vraiment, celui du dedans, la seule retraite possible, celle de mes pensées. Je refuse que mon univers soit une cellule, que mon identité soit une geôle.
Le miracle humain recèle dans le voyage, la rencontre, tout autant que dans l’échappée en cette terre intérieure. Au cours de mon périple, j’ai essayé d’habiter la terre autrement, de défricher mon passé afin de recréer les fondations de mon rêve le plus intime, de trouver une force qui me permette de demeurer reine. La terre inconnue ne pouvait m’engloutir et me posséder, elle ne pouvait que m’ouvrir à un arrière-pays.
J’avais choisi de séjourner à Tunis en 1907 pour assister à un spectacle à Carthage et me rapprocher des souveraines de ce pays. Je souhaitais affermir mon existence, accorder de l’attention à chaque instant vécu, sculpter mon bonheur comme un chef-d’œuvre.
J’avais été exilée à Alger par le général Gallieni dix ans plus tôt, en 1897, après la deuxième guerre franco-malgache. Madagascar était alors devenue une colonie française tandis que les sujets de mon royaume continuaient à se rebeller. Malgré le triste sort dans lequel m’avait jetée l’exil, et l’ennui dans lequel je me noyais à Alger, l’espace terrestre et marin s’ouvrit grâce à des permissions de voyages qui me furent accordées.
À partir de 1901, j’ai pu circuler sur les terres appartenant à la France à condition de ne pas demander mon retour à Madagascar. Malgré la douleur de l’exil, ce fut l’une des cimes de ma vie, celle qui m’apporta la gloire, la reconnaissance, l’attrait des foules et l’assurance d’une certaine immortalité. Mais toutes ces considérations me venaient de l’extérieur, il me fallait trouver la félicité dans un autre lien au réel.
En cette année 1907, dans ma maison d’Alger, j’avais découvert dans la presse locale deux petites tribunes sur Tunis : l’une décrivait les salons de pensée tenus par deux femmes orientales, Lella Beya Qmar, souveraine de Tunis, et la princesse Nazli d’Égypte ; l’autre annonçait un événement théâtral d’envergure, organisé par l’archéologue Louis Carton, qui se tiendrait au milieu des ruines de Carthage. Dix mille personnes étaient attendues. J’entrepris de m’y rendre avec le dessein de rencontrer ces femmes qui possédaient encore le métier de reine.
Louis Carton, fondateur de l’Institut de Carthage, avait souhaité réaménager le site antique, le moderniser tout en sauvegardant les ruines de la destruction qui les guettait, transformer la splendeur des débris de l’odéon romain en théâtre moderne. Un projet archéologique et urbain original inspiré du modèle de Pompéi. À la fin de cette commission spéciale des fouilles, pour attirer l’attention sur Carthage, il proposa une représentation théâtrale, dans la restitution la plus fidèle à la majesté de la cité antique. Les décors et les costumes avaient tous été dessinés par lui.
J’écrivis au résident général de France en Tunisie pour être invitée par Louis Carton. L’idée fit mouche et la presse profita alors de l’annonce de ma présence pour attirer le public. C’est ainsi que dans les ruines de l’amphithéâtre romain, face à la colline de la cité punique, la troupe de la Comédie-Française joua, le 2 avril 1907, quelques jours après mon arrivée, La Prêtresse de Tanit, la grande pièce de Lucie Delarue-Mardrus. Depuis les gradins, on voyait tout Tunis et tout ce qu’elle comptait de notabilités françaises et étrangères.
Nombre d’écrivains, poètes, photographes français, se rendant compte que seules vingt-quatre heures de bateau les séparaient de Tunis, s’étaient embarqués en quête de la révélation de l’Orient. Myriam Harry, la grande journaliste et écrivaine française, avait également choisi de s’installer à Tunis après son prix Femina, avec son époux, le sculpteur Émile Perrault. Lucie, ainsi que son propre mari, le docteur Joseph-Charles Mardrus, connu pour avoir traduit Les Mille et Une Nuits, les avaient rejoints.
Rudolf Lehnert et Ernst Landrock, deux photographes allemands, célèbres dans la capitale tunisienne, immortalisèrent le spectacle. Ils avaient tiré leur réputation de clichés de la médina, de ses souks et de ses petits métiers, de ses sources et de ses fontaines, du peuple de Tunis. Ils choisissaient toujours les mêmes colonnes torsadées près desquelles posaient leurs modèles pour des compositions dites orientales. Empreintes de poésie, leurs photographies figuraient un théâtre primitif, un tableau vivant, la face immobile et fardée qui survit à la mort. Un instant de solitude et d’abandon, des épidermes de paysages baignés d’azur.
C’est à Carthage, pour la représentation de La Prêtresse de Tanit, que je vis Myriam Harry pour la première fois. J’étais assise dans une tribune. Un chapeau panaché rehaussé d’un camélia blanc abritait la flamme de mes yeux noirs. Ernst et Rudolf me photographiaient. Ma présence pleine de mystère éclipsait selon eux les personnages sur scène, et la dramaturgie de la pièce était toute contenue dans une image qu’ils prirent de moi. Un cliché qui deviendrait la carte postale que tout Tunis souhaiterait posséder.
Ce soir-là, je découvris au milieu de la foule la silhouette de Marius. Il avait été invité par le souverain, Naceur Bey, et son épouse, Lella Beya Qmar pour le spectacle de magie de sa grande « tournée artistique du progrès », et c’est ainsi que le résident général de France lui avait proposé d’assister à la pièce de théâtre. Marius avait peut-être sciemment placé Tunis sur son itinéraire après avoir appris ma présence par la presse. Ces pensées ne m’effleurèrent pas immédiatement, mon esprit encore trop emmuré dans la sidération provoquée par son apparition à laquelle je ne m’attendais pas.
Il était arrivé peu de temps avant le début de la pièce, s’était installé un peu à l’écart de ma tribune et semblait plongé dans des pensées à la fois distraites et attentives à ce qui se jouait sur scène. Sans doute était-il préoccupé par la tension de nos retrouvailles silencieuses.
Alors que l’atmosphère était noyée dans de folles associations de sonorités, d’évocations et de spectres, une averse vint rompre le spectacle. Les nuages se fendaient, se vidaient sur les spectateurs, les forçant à une levée soudaine. L’espace s’était ouvert, et nos regards, à nouveau croisés.
Parution : 20 août 2025 – Éditeur : JC Lattès – Pages : 192
En débarquant à Tunis en 1907, Ranavalona III, dernière reine de Madagascar, est submergée par les souvenirs de sa jeunesse à Tananarive, ses amours passionnées et la tragédie de son exil forcé. Elle découvre aussi un pays où bat le pouls intellectuel de l’Orient d’alors, avec ses salons de pensée tenus par des souveraines lumineuses. Toutes ont en commun l’amour de la littérature et de la politique, et aux côtés de ces femmes, Ranavalona retrouve son souffle. Dans ce deuxième roman poétique et envoûtant, Hella Feki redonne voix à cette reine qui n’était pas destinée à régner. Un voyage d’un bout à l’autre de l’Afrique, une variation romanesque sur cette figure oubliée de l’Histoire.
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club
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Et la suite ? 😛 Merci beaucoup pour le partage de 🙏😘
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La suite tu pourras la découvrir bientôt :-p avec plaisir 🙂
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je sais bien, je te taquine 😉
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je sais, moi aussi :-p
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Un livre très intrigant, je ne connais pas du tout ce pays. Bonne soirée
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Oui très intéressant 🙂
Bonne soirée 🙂
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C’est magnifiquement écrit. La couverture est splendide. Hâte d’avoir ton sentiment sur ce livre. Merci Julie 🙂
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J’aime beaucoup cette auteure 🙂 Son premier opus Noce de Jasmin était très émouvant 🙂 Merci Frédéric 🙂
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Intrigant ! On écrit peu sur Madagascar… J’attends ton retour avec curiosité ! Merci Julie… 🙂 Juste pour info, le résumé à la fin de ton article est celui de « L’homme qui lisait des livres » 😉
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Oui, c’est un pays peu évoqué en littérature…
Merci Lilou ! Je vais changer de suite 🙂
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Bien tentant celui-là ! Merci pour la découverte !
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Avec plaisir 🙂
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Vendu ! Je ne connais ni l’histoire de ce pays, ni de cette culture, et cette femme a l’air d’être un sacré personnage. J’ai très envie de découvrir sa destinée.
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J’ai appris beaucoup de choses 🙂
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C’est le genre de roman que j’apprécie beaucoup. Tout semble réuni pour que je passe un moment de lecture dépaysant et passionnant.
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J’espère qu’il te plaira autant qu’à moi 😉
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