
Bilal Seck était presque nu. Ses habits de pureté, deux pièces d’étoffe blanche, étaient désormais maculés de terre, tachés de sang et criblés de trous d’étincelles récoltés aux abords de foyers éphémères.
Son seul bagage était sa mémoire. Prostré, les yeux baissés, le dos appuyé contre un mur fissuré du lazaret de Djeddah, il monologuait comme un homme privé de raison.
C’étaient de courtes phrases psalmodiées, presque chantées, qui franchissaient ses lèvres desséchées par son propre souffle : « Je suis le voyant, l’élu des élus. Je suis le rapporteur omniscient, le lien vivant entre le passé et le présent, le scribe d’hier et d’aujourd’hui. Les paroles du grand ancêtre sont ma sauvegarde, le talisman de ma survie tant que je ne les aurai pas léguées à mon tour. Je suis le voyant, l’élu des élus, le scribe des destins.
Moi, Bilal Seck, je n’appartiens pas à la noblesse de mon pays mais j’ai de l’honneur, plus que l’homme qui prétend être de sang pur et dont je suis l’esclave louangeur, le griot. La honte ne l’a pas submergé de m’abandonner loin de chez nous, sans remords, alors que nous voyagions ensemble en Terre Sainte. Pourtant je croyais que nous étions amis véritables, égaux dans l’estime, inséparables depuis l’enfance. Je suis un griot royal lié à sa famille depuis toujours. Je connais par cœur les généalogies des rois et des reines du Waalo, auxquels je sais rattacher son patronyme, et même celles du Kayor, du Sine, du Djolof, indissociables au Sénégal. De mon savoir, les rois tirent leur pouvoir. Et malgré cela, ou peut-être à cause de la crainte suscitée par la force divine de ma parole, les rois et les nobles ont décrété que mon sang, celui de mes ascendants et de mes descendants, était impur.
Si jamais je reviens un jour dans mon village natal à Maka, près de Saint-Louis du Sénégal, pour y mourir, je n’aurai pas le droit d’y être enseveli. Je ne pourrai qu’être suspendu au bout d’une corde, au creux d’un baobab.
Là, ma dépouille séchera loin du sol, pour que la terre des champs et l’eau des marigots ne soient pas souillées par sa putréfaction réputée plus rapide que celle des autres cadavres. Moi, Bilal Seck, je connais la cause première de cette croyance en l’impureté de mon sang. Ignorée de ceux-là mêmes qui veillent à son strict et violent respect, autant chez les nobles que chez les griots.
Je sais l’origine de la dégradation de ma caste, la faute originelle de mon ancêtre. Dans l’extrême dénuement où je me retrouve aujourd’hui à cause de mon maître Yérim Thiaw, je n’ai pour seule consolation que les fruits de ma mémoire des origines. C’est ma seule raison de vivre et peut-être aussi de me venger.
L’histoire de l’indignité de ma caste est arrivée jusqu’à moi au bout d’une chaîne de paroles rapportées par soixante et onze maillons vénérables. J’en suis le soixante-douzième et je me dois avant de mourir de trouver le dépositaire des causes immémoriales de notre proscription.
Parution : 14 août 2025 – Éditeur : Julliard – Pages : 368
À la fin du XIXe siècle, Bilal Seck achève un pèlerinage à La Mecque et s’apprête à rentrer à Saint-Louis du Sénégal. Une épidémie de choléra décime alors la région, mais Bilal en réchappe, sous le regard incrédule d’un médecin français qui cherche à percer les secrets de son immunité. En pure perte. Déjà, Bilal est ailleurs, porté par une autre histoire, celle qu’il ne cesse de psalmodier, un mythe immense, demeuré intact en lui, transmis par la grande chaîne de la parole qui le relie à ses ancêtres. Une odyssée qui fut celle du peuple égyptien, alors sous le joug des Ptolémées, conduite par Ounifer, grand prêtre d’Osiris qui caressait le rêve de rendre leur liberté aux siens, les menant vers l’ouest à travers les déserts, jusqu’à une terre promise, un bel horizon, là où s’adosse le ciel…
Ce chemin, Bilal l’emprunte à son tour, vers son pays natal, en passant par Djenné, la cité rouge, où vint buter un temps le voyage d’Ounifer et de son peuple.
De l’Égypte ancienne au Sénégal, David Diop signe un roman magistral sur un homme parti à la reconquête de ses origines et des sources immémoriales de sa parole.
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club
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Les premières lignes concernent ce beau roman de David Diop avec sa langue si particulière qui est sa marque styliste. Roman très réussi mélangeant récit de voyage, histoire et fable humaniste !
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Juste une erreur de titre 😉 cela a été corrigé
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Je le note, j’apprécie cet auteur. Bonne journée
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Bonne journée 🙂
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Quelle superbe écriture, je suis épatée !
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J’adore cet auteur ! L’as-tu déjà lu ?
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Non jamais encore. Mais il est noté. Merci encore Julie !
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Je te recommande frère d’âme ❤️ 144 pages incroyables. Tu peux aussi l’écouter ici avec la voix d’Omar Sy https://m.youtube.com/watch?v=mW2JFufgW6I&pp=0gcJCf8Ao7VqN5tD
Bref c’est vraiment un livre que j’ai adoré et dont je me souviens parfaitement alors que je l’ai lu en 2019 ❤️
Bref j’ai adoré 🌺
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Oh merci pour la référence et le lien, Julie 🥰🥰, Je l’ ai mis dans mes favoris et l’écouterai la nuit, bien au calme.
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Avec plaisir 🙂 J’espère qu’il te plaira autant qu’à moi ! J’ai adoré le livre et l’écoute a été sublime ❤
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Toujours pas lu Frères d’âmes … qui m’attend dans mon immense PAL !
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Ecoute le ma Céline ! La version d’Omar Sy est magnifique !
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