Un jour, la souffrance endurée dans le silence s’accroît et finit par exploser. Il ne faut jamais mépriser la grandeur d’une nation, jamais oublier que les hommes ne sont ni infaillibles, ni interchangeables, et que chacun, dans ce grand tout de l’humanité, cherche à survivre au drame universel de l’oppression.

Hella Feki redonne vie à Ranavalona III, dernière reine de Madagascar, qui a perdu son trône après avoir résisté en vains aux velléités coloniales de la France. Avant de tout perdre, elle essaie de renforcer ses relations commerciales et diplomatiques avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, mais les attaques françaises contre les villes côtières et l’assaut de la capitale Antananarivo, se terminent par la prise du palais royal en 1895, et mettent fin à la souveraineté et à l’autonomie politique du royaume. Le gouvernement colonial français exilera Ranavalona III, après l’éclatement d’un mouvement de résistance populaire et la découverte d’un complot antifrançais à la cour.
La Reine sera exilée à La Réunion en 1897, qu’elle quittera sur ordre de la France, car l’île est jugée trop proche de Madagascar, pour rejoindre Alger, où elle restera jusqu’à sa mort en 1917 ! Son exil sera entrecoupé de quelques voyages en France et notamment en Tunisie sous protectorat français. L’exil de Ranavalona a été le fait du général Gallieni, qui n’aura eu de cesse de contrôler et d’isoler la reine, puisqu’elle ne reverra jamais sa terre natale et la France aura toujours refusé qu’elle retourne à Madagascar.
Hella Feki, redonne la voix à Ranavalona III, à travers ce roman sensible. Elle s’intéresse plus particulièrement à sa visite en 1907 en Tunisie, où elle découvre les salons intellectuels tunisiens, lieux de débat tenus par des femmes influentes. C’est dans ce contexte qu’elle trouve l’écho d’un royaume intérieur, vibrant malgré le silence imposé.
L’auteure rend avec grâce et finesse la voix d’une femme, déchue, exilée, mais dont la puissance intérieure demeure intacte. Elle transforme la figure historique en présence vibrante, tout en conservant une sobriété élégante.

Hella Feki en profite pour faire un tour d’horizon de la place des femmes à une époque où leur parole est muselée et où elles sont trop souvent cantonnées à des rôles négligeables. Ici, les portraits féminins sont multiples, Ranavalona et celles qui l’entourent incarnent la beauté, l’intellect et la résistance dans un contexte d’émancipation naissante. Elle convoque tour à tour Myriam Harry, lauréate du premier prix Femina, la princesse égyptienne Nazli et Lella Beya Qmar épouse du Bey. Des femmes influentes, lettrées et évoquent aussi bien leurs relations aux hommes que celle avec les colons français.
A travers son livre, Hella Feki se fait historienne, avec un récit à la fois roman et documentaire qui rend hommage à ces femmes du temps de la colonisation, mais aussi à Ranavalona, en restituant son intimité avec rigueur et émotion.
L’Histoire de la colonisation est habilement intégrée, le voyage en Tunisie est bien rendu : les salons féminins sont décrits comme un espace de pensée et d’émancipation, permettant à Ranavalona de retrouver un souffle dans son exil.
J’ai pris un véritable plaisir à renouer avec la plume de Hella Feki, rencontrée avec Noce de jasmin. Une reine sans royaume est, pour moi, un roman encore plus abouti : érudit, élégant, et généreux.
Le contexte historique est précis, le propos humain, et la voix de Ranavalona, entre dignité et désarroi, m’a profondément touché. L’exil, les résonances sociales, la bravoure féminine… Tout se mêle avec justesse, dans ce roman délicat et fort, mêlant histoire
Je remercie les éditions JC Lattès et Netgalley pour leur confiance.
Extraits :
Je rejoue sans cesse mon histoire, dans l’usure de ma mémoire.
Myriam Harry, la grande journaliste et écrivaine française, avait également choisi de s’installer à Tunis après son prix Femina, avec son époux, le sculpteur Émile Perrault. Lucie, ainsi que son propre mari, le docteur Joseph-Charles Mardrus, connu pour avoir traduit Les Mille et Une Nuits, les avaient rejoints.
Parfois, nous nous arrêtions devant le golfe de Tunis qui s’étend de Sidi Bou Saïd jusqu’au Bou Kornine, la montagne à deux cornes, que de sa terrasse, Salammbô contemplait le soir. Une Tunisie antique, mariée à l’Orient, qui fascinait les Occidentaux. Des cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent, s’endorment, se transforment, lentement ou à une vitesse foudroyante.
Une œuvre s’inscrit dans une forme de suspension créative, entre l’éphémère d’un instant de gloire et l’immortalité de la profondeur d’une écriture. Elle pouvait perdurer comme sombrer dans l’oubli. N’étant pas de notre règne, son cycle est autre que le nôtre. Nous pouvons, en la travaillant, lui faire parler notre langage, mais pour un temps seulement. Elle s’en retournera de toute façon au temps : indifférence, oubli, rupture ou trace, tissu, monument. Et ne lui survivant pas, nous ignorons ce qu’il en adviendra.
La brise de Tunis portait un parfum vert de fleur d’oranger. Les nuances du jour s’épuisaient dans les teintes mauves du crépuscule.
Quelques jours plus tard, je rendis publique la dette que nous réclamait la France. Des frais et pertes dus à la première guerre franco-malgache qui eut lieu de 1883 à 1885. Une indemnité de dix millions de francs-or.
L’un de ces jours de mai 1907, j’assistai enfin à l’un des salons de pensée féminins. L’ordre du jour était les conditions des femmes dans le pays. En effet, un article de La Dépêche tunisienne avait brossé des portraits de femme, déclenchant ainsi une controverse. On peut constater avec satisfaction que nos protégés indigènes goûtent de plus en plus notre musique aussi bien que notre littérature dramatique. Ils fréquentent assidûment nos théâtres : le théâtre municipal de Tunis, comme celui tout récemment inauguré par la célèbre fête de Carthage. Les femmes orientales s’accoutument à ces distractions qui semblaient jusqu’ici réservées aux seules Européennes. Elles assistent aux représentations dans les baignoires, dissimulées aux regards. Ces femmes qui commencent à sortir de chez elles révèlent sans doute le désir impérieux d’admirer la résurrection de notre chère Carthage, et, comme le citent les vers de Lucie Delarue-Mardrus dans La Prétresse de Tanit, celui de « convoquer, pour admirer ce qui reste d’elles, les hommes d’au-delà de cette mer où s’étendait notre empire. »
Dans son entreprise de « pacification », Gallieni donna la mort à cent mille hommes. La peur rôdait à Tananarive et dans le palais. Sous le règne de Rainilaiarivony, je m’étais sentie prisonnière. L’arrivée de Gallieni m’avait fait l’effet d’une agonie, lente et acérée.
Je ne crois pas que nous pouvons vivre dans un rapport serein avec le réel, car rien de ce que nous vivons dans le présent n’existe sans le poids du passé. Nos amours terminées, l’enlisement dans la fadeur nous étreint. Puis l’espoir des lendemains nous maintient progressivement dans l’attente d’un miracle et de jours meilleurs.
J’avais ainsi retrouvé sur cette terre de Tunis des accents de mon île natale. Autrefois, des commerçants arabes swahilis avaient érigé leurs premières cités sur les terres de l’océan Indien. Des comptoirs antalaotra avaient été placés sous l’autorité du sultan de Nosy Manja, île de la baie de Majunga, dans le nord de Madagascar. Ces peuples avaient calligraphié des manuscrits qui consignaient traditions et procédés divinatoires en langue malgache avec des caractères arabes. J’avais reconnu, dans cette patrie tunisienne, les lettres de l’alphabet dessinées à l’encre, sans en comprendre un mot. Au-delà du legs culturel, j’avais en partage avec ces femmes ce ravissement de la langue française, cette approche de la liberté. L’écriture est peut-être ce que j’ai hérité de ce chemin. La beauté de la langue est comme la diversité des tissus : ceux qui mêlent le velours à la soie, le lin au satin, le coton à la dentelle, et qui ne cessent jamais d’intégrer de nouvelles textures à leur composition. Nœud après nœud, l’étoffe se révèle, se dessine et resplendit. Une création sublime, unique par sa richesse et sa complexité. Il en est de même de l’héritage de mon identité plurielle, ainsi que de celle de Qmar, Nazli et Myriam, nous qui n’avons pas eu d’enfants, dans un monde où les femmes sont avant tout mères et épouses.
J’avais compris que le bonheur se construisait comme une œuvre d’art, qu’il ne se trouve ni dans le réconfort, ni dans la quiétude des jours tièdes, mais dans l’ardeur que nous mettons à le façonner, dans la nudité de sa splendeur.
Parution : 20 août 2025 – Éditeur : JC Lattès – Pages : 192 – Genre : Littérature française, colonialisme, Histoire, Tunisie, émancipation féminine
En débarquant à Tunis en 1907, Ranavalona III, dernière reine de Madagascar, est submergée par les souvenirs de sa jeunesse à Tananarive, ses amours passionnées et la tragédie de son exil forcé. Elle découvre aussi un pays où bat le pouls intellectuel de l’Orient d’alors, avec ses salons de pensée tenus par des souveraines lumineuses. Toutes ont en commun l’amour de la littérature et de la politique, et aux côtés de ces femmes, Ranavalona retrouve son souffle. Dans ce deuxième roman poétique et envoûtant, Hella Feki redonne voix à cette reine qui n’était pas destinée à régner. Un voyage d’un bout à l’autre de l’Afrique, une variation romanesque sur cette figure oubliée de l’Histoire.
Ju lit Les Mots
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Catégories :Contemporain, Julliard, Littérature française

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encore une horreur due à la colonisation. Madagascar a payé un lourd tribu à ce drame et le parti a cru ensuite au marxisme qui l’a totalement appauvri.
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Malheureusement ! La colonisation a fait des dégâts et on constate aujourd’hui encore plus le fossé que cela a creusé que ce soit au niveau des pays ou du racisme systémique…
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Merci pour cette découverte. Là je suis très intéressée car je ne connais pas du tout cette histoire et que j’aime les histoires de femmes.
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C’est un livre formidablement bien écrit et documenté 🙂 Il devrait te plaire 🙂
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Je ne connaissais pas du tout l’histoire de cette reine, ni celle de la colonisation française de Madagascar, et encore moins le nom du premier prix Femina. Un roman qui semble foisonnant et instructif !
Merci pour ce partage Julie.
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J’ai appris beaucoup de choses en le lisant ! C’était à la fois instructif et émouvant 🙂
Merci toi Céline ❤
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Mais que c’est super tentant, tout ça ! 😉
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❤
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J’avais déjà été séduite par les premières lignes que tu avais publiées, ta chronique reflète ce que j’imaginais du livre. En tout cas, historiquement parlant, ça a l’air passionnant.
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Passionnant comme tu le dis ! Si tu as l’occasion n’hésite pas 😉
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Un livre qui doit être passionnant. L’histoire de cette dernière reine de Madagascar je la méconnais. Merci Julie pour ce beau retour 🙂
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Je ne connaissais pas et même si c’est romancé, j’ai trouvé ça passionnant 🙂 Merci à toi Frédéric 🙂
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Je ne connaissais pas du tout l’histoire de cette femme, merci pour la decouverte, ça a l’air très intéressant. 🙂
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oui très 🙂
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J’avais déjà découvert ce livre grâce à tes premières lignes… Il a l’air très bien écrit et passionnant… je me le mets dans un coin de ma tête, mais pas certaine que ma PAL et mes autres envies me laissent le temps de le lire. En tout cas, merci pour ta très belle chronique, Julie ! 🙂
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Avec plaisir Lilou 🙂 Si tu lui trouve du temps, il pourrait te plaire. Après, il n’y a pas de date de péremption pour un livre, donc tu as le temps 😉
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Oh mais voilà un sujet qui m’intéresse fort.
Une histoire de colonisation et surtout de femme.
Grand merci Julie pour la découverte 🙏🤩😘
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Avec plaisir ma Ge, c’est vraiment très intéressant et il met en lumière une Histoire coloniale que l’on ne connait que trop mal…
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