Un livre, un extrait… Rentrée littéraire 2025 – Aimer de Sarah Chiche

Avant que le nom de Kaufman ne devienne synonyme de désastre, on le prononçait dans les couloirs des musées et des galeries d’art, ou dans les hôpitaux, avec respect et déférence. La famille Kaufman représentait l’aboutissement parfait du rêve américain : l’immigration, l’ascension sociale, l’accumulation d’une fortune colossale, la philanthropie. Ils étaient, disait-on, des bienfaiteurs de l’humanité. Des hommes venus d’un milieu modeste, qui avaient su transformer leur passion pour la médecine et la science en une manne incommensurable, tout en nourrissant les arts et la culture avec des dons généreux.

Pourtant, l’histoire des Kaufman ne restera pas gravée dans le marbre des musées, mais inscrite dans les veines d’un pays tout entier, qu’ils empoisonnèrent, en toute connaissance de cause. Aaron Kaufman avait rapidement compris qu’il existait une frontière mince entre la médecine et le commerce. La douleur ? Aaron la connaissait bien. Enfant, il avait vu son père travailler jour et nuit, incapable de joindre les deux bouts. C’était une famille d’immigrants, pauvres, harassés par les difficultés de la vie.

Aaron eut rapidement l’intuition d’un fait crucial : le désespoir humain pouvait être domestiqué, canalisé, emballé sous forme de comprimés, vendus avec la promesse d’une libération. Et si cette libération n’était que temporaire, qu’importait ? Le commerce, lui, durerait. Toujours. Quand il lança ses premières campagnes publicitaires pour des médicaments psychiatriques dans l’Amérique de l’après-guerre, Aaron enclencha une révolution : la médecine ne se vendrait plus comme une science, mais comme un produit de consommation. Et pour vendre, il fallait un récit. Il forgea une alliance inédite entre la médecine et la publicité, transformant les médecins en cibles de ses campagnes et les patients en consommateurs. Un problème ? Une pilule. Un autre problème ? Une autre pilule. La promotion du Xalix fut son chef-d’œuvre. Prescrit pour dompter les angoisses, ce médicament devint le symbole de la tranquillité achetable. Mais si Aaron avait jeté les bases de cet empire, ses frères Marcus et Reuben allaient en faire une machine de guerre. Le vrai coup de génie – ou plutôt, le pacte avec le diable – vint bien plus tard. En 1996, Pardew Therapeutics lança le Duroxil, un analgésique opioïde plus puissant que tout ce qui existait sur le marché.

La proposition de Pardew Therapeutics était simple : soulager la douleur.

Le problème, c’est que derrière cette promesse, derrière ces chiffres et ces étiquettes, une vérité plus noire se cachait : le Duroxil était hautement addictif. Mais si les gens souffraient, n’étaient-ils pas prêts à tout pour échapper à cette souffrance ? N’étaient-ils pas, en fin de compte, eux-mêmes responsables de leur propre faiblesse ? Dès les premières années de commercialisation du Duroxil, des médecins, des chercheurs et des experts en santé publique avaient observé une augmentation de cas de dépendance et de surdose, notamment dans les régions rurales des États-Unis. Cependant, les voix critiques étaient isolées et les préoccupations noyées dans la popularité croissante du Duroxil.

À partir des années 2000, des États américains et des collectivités locales commencèrent à déposer des plaintes contre Pardew Therapeutics pour marketing trompeur et minimisation des risques. Pardew Therapeutics fut condamné à une amende de plus de six cents millions de dollars. Mais rien ne changea dans les pratiques du groupe.

L’année 2008 marqua le début de la grande manœuvre des Kaufman. Pardew Therapeutics n’était plus une entreprise : c’était devenu une pompe à extraction, aspirant l’argent aussi vite que ses pilules aspiraient les vies. Les Kaufman démontaient leur empire pièce par pièce. Chaque dividende extraordinaire était immédiatement acheminé vers des trusts des îles Caïmans, des holdings luxembourgeoises, des fondations panaméennes – une architecture financière aussi complexe que les molécules de leur poison.

Entre 2008 et 2017, dix milliards de dollars s’évaporèrent ainsi dans les brumes offshore, pendant que les overdoses se multipliaient. Les Kaufman devinrent des fantômes, présents partout et nulle part. À Londres, un trust familial achetait un immeuble. À Zurich, une fondation culturelle s’ouvrait.

À Singapour, une société-écran en créait trois autres. Les musées continuaient d’accrocher leurs cartels dorés – Metropolitan, Louvre, National Gallery. Aile Kaufman, galerie Reuben et Diane Kaufman. Dans les vernissages, les Kaufman souriaient encore, mais déjà ils n’étaient plus que des hologrammes, des projections de respectabilité sur les murs. Toute cette ingénierie financière n’était que la partie émergée d’un iceberg de cynisme. Car ils savaient, bien sûr.

Les rapports s’empilaient sur leurs bureaux : statistiques d’overdoses, courbes de dépendance, cartographies du désastre. Ils savaient, mais continuèrent, non seulement par appât du gain, mais par cette sorte de voracité qui pousse certains hommes à se dire que puisque le monde court à sa perte, autant profiter de la manière la plus radicale et la plus totale du temps qu’il leur reste à vivre, dans une sorte « d’après moi le déluge », afin d’en tirer les jouissances les plus raffinées, les plus démentes, les plus excessives.


Parution : 21 août 2025 – Éditeur : Julliard – Pages : 384

Suisse, 1984. Margaux, neuf ans, se jette dans les eaux glacées du lac Léman. Pétrifié, Alexis, son camarade de classe, assiste à son sauvetage. Entre les deux enfants naît alors une complicité vibrante. Mais bientôt, Margaux disparaît mystérieusement. Quarante ans plus tard, tous deux se retrouvent par hasard. Lui, ancien consultant, a tout quitté, rongé par la culpabilité du scandale lié au Duroxil, un opioïde qui a ravagé l’Amérique. Elle, après une enfance dramatique, est devenue écrivain, célibataire et heureuse de l’être, mais ses romans sont peuplés de fantômes. Entre eux, l’amour est intact, aussi brûlant qu’au premier jour. Mais aimer à cinquante ans, est-ce encore possible, quand un père se meurt, quand les enfants grandissent loin, quand le monde lui-même semble s’effondrer ?
De l’enfance à l’âge mûr, de la Suisse de la fin du siècle dernier à la France des années 2020, en passant par les États-Unis où s’annonce déjà le retour de Donald Trump, Aimer dessine une fresque éblouissante sur ces instants où tout peut encore basculer. Un souffle de vie inouï traverse ce roman lumineux, sur la grâce des secondes chances.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club



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14 réponses

  1. L’histoire des Kaufman fait froid dans le dos. Merci Julie pour cette proposition de lecture 🙂

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  2. Merci pour ces quelques lignes Julie. Le côté « crise des opioïdes » aux USA pourrait m’intéresser, j’attends de lire ton avis 😉

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  3. Le côté « après moi le déluge » semble être la marque de notre société et de ses dirigeants. C’est un désastre mais je trouve qu’on a tendance à exonérer un peu vite les victimes de leurs responsabilités. Personne n’est obligé de devenir alcoolique ou toxico. Bon week emd

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    • Alors je vais nuancer. Cette histoire n’a rien à voir avec des alcooliques et des toxicos qui choisissent. D’abord on ne choisit pas de devenir ou pas. L’extrait ici parle d’une grosse boîte aux États-Unis qui a créé un médicament et qui l’a distribué en disant que c’était des anti-douleurs ! Cette société a rendu des milliers des personnes accro et toxico en se faisant de l’argent sur le dos des gens qui souffraient ! Donc non ce n’est pas les gens qui ont choisi de se droguer. Au-delà de cet extrait, les gens qui se droguent n’en viennent pas à se droguer parceque c’est cool de se droguer. Ce sont des gens qui souffrent et qui ont vécu des traumatismes que je ne souhaite vraiment à personne. Et si c’était aussi simple de se désintoxiquer, il n’y aurait pas de droguer.

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  4. Grâce à toi, je me le suis déjà noté. Je ne savais pas qu’il parlerait aussi de cette terrible affaire des opioïdes ! Cela me touche particulièrement et personnellement, car j’ai beaucoup souffert physiquement dans ma vie, et j’ai pris des opioïdes… cela aurait pu m’arriver. Heureusement, après des années de traitement, j’ai pu les arrêter complètement. J’en suis soulagée… mais je reste très alertée sur le sujet. Merci Julie !

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    • Je ne m’attendais pas non plus que cette catastrophe médicale soit évoquée et j’ai apprécié le fait que l’auteure en parle. Ce sont des sujets méconnus en France, pourtant c’est une catastrophe médicale. Ces sujets me touchent aussi personnellement, non pas les opioïdes particulièrement, mais ado (17 ans) ma mère trouvait que j’étais « grosse » (70kg pour 1m66) et j’ai donc pris de l’isoméride pendant quelques mois. Je n’ai pas maigrie mais les effets neurologiques ont été assez conséquent. Mes parents pensaient que je ne voulais plus sortir, que je déprimais sauf que tout ça était lié au médicament. Je l’ai pris 4 ou 5 mois, je ne sais pas si cela est suffisant pour avoir des conséquences sur ma respiration, mais j’ai des difficultés à respirer… Malheureusement, on ne choisit pas d’être accro et je suis vraiment très contente que tu aies pu t’en débarrasser ! J’espère qu’au niveau de ta santé ça va mieux et je suis comme toi, toujours en veille sur ces sujets. Merci Lilou, car tu me fais penser que c’est un sujet que je n’ai jamais abordé avec mon médecin traitant ! 🥰

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      • Oh l’isoméride, j’en ai pris aussi du temps où on ne savait pas que c’était dangereux. J’ai eu la chance de ne pas avoir de séquelles ! Je ne sais pas si ta difficulté à respirer vient de là, mais il serait bien d’en parler avec ton médecin ! 🥰 la santé est souvent fragile et on n’en parle pas suffisamment – tabou, pudeur, ignorance… mes douleurs sont moindres et je vis avec !

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        • Heureusement que ta prise n’a pas eu de conséquences. Je pense que de mon côté non plus, mais comme j’ai parfois des difficultés à respirer, tu as raison, je vais en parler avec mon médecin. La santé est bien trop fragile… J’ai une tendinite à la cheville depuis plus d’un an et je t’assure que pour la marcheuse que je suis, je me sens handicapée… Mais, bon on s’habitue, malheureusement à la douleur, si non on e ferait rien du tout… Courage Lilou, tu as tout mon soutien. Je sais qu’entre cette tendinite et l’hypothyroïdie, c’est tout un changement et il faudrait que je modifie aussi mon alimentation, mais je n’y arrive pas…

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Rétroliens

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