L’amour des livres avait surgi sans prévenir, s’était glissé dans sa tête, entre les fissures de l’ennui, de la solitude et de la folie. La littérature perce de sa lumière une pièce que l’on croyait fermée à jamais. On entend des voix perdues. On entre dans une grande conversation secrète. On trouve des mots pour ce qu’on ne pouvait dire, des histoires pour ce que l’on ressentait sans pouvoir l’exprimer. Dans les pages se cachent des alliés : Hamlet et sa rage enfiévrée, Augustin Meaulnes et sa fuite magnifique, Bartleby et son opiniâtreté mélancolique. Quelqu’un dit : « Je préférerais ne pas », et soudain on reconnaît sa propre résistance passive face au monde des adultes, ce refus poli mais inébranlable de devenir ce qu’on attend de nous.
… pour un écrivain, chaque mot accordé aux vivants est un mot volé aux fantômes.

Sarah Chiche signe un roman ambitieux et émouvant qui explore les mystères du sentiment amoureux, de sa persistance à travers le temps et de sa force face aux désastres de la vie. Récit de passions, passées, présentes et futures, mais aussi fresque sociale et politique, ce texte pose son auteure comme une voix singulière de la littérature contemporaine.
Tout commence en Suisse, en 1984. Margaux, neuf ans, se jette dans le lac Léman et échappe à la noyade grâce à Alexis, son camarade de classe. Cet instant, à la fois dramatique et fondateur, soude les deux enfants. Peu après, Margaux disparaît sans que l’on n’en connaisse les raisons.
Quarante ans plus tard, le hasard réunit à nouveau Margaux et Alexis. Elle est devenue écrivaine, hantée par ses fantômes, célibataire par choix. Lui, ancien consultant brisé par un scandale lié aux opioïdes, vit avec le poids de la culpabilité. Ensemble, ils renouent avec une passion demeurée intacte, comme si le temps n’avait jamais réussi à l’effacer.
Ce qui frappe chez Sarah Chiche, c’est sa manière de tisser l’intime au social. Aimer n’est pas seulement le roman d’un couple, c’est surtout un récit social et générationnel, qui interroge les dérives de notre époque — crise sanitaire, faillite morale des élites, solitude contemporaine. L’histoire d’Alexis et Margaux devient le prisme à travers lequel on découvre un monde en perte de repères, où l’amour reste le seul point de repère.
La plume de Sarah Chiche est à la fois précise, lumineuse et introspective. Elle explore l’attente, le désir, la perte, avec une intensité romanesque très émouvante. Chaque phrase vibre met en exergue la fragilité de l’instant et la force inébranlable du sentiment. La plume élégante, juste, n’en fait jamais trop, capte les failles, les silences, les vertiges de l’intimité.
Avec ce titre, l’auteure nous pousse à méditer, sur la possibilité d’aimer encore, même après les blessures, même après le passage du temps, et cela, malgré les aléas de la vie.
Au-delà de l’histoire intime, l’auteure profite de ce texte pour évoquer des sujets sociétaux, notamment ceux des Etats-Unis avec la catastrophe sanitaire liée aux opioïdes, les défis dans une société performante.
Aimer transcende le temps, de l’enfance à la maturité, des lieux intimes aux enjeux mondiaux, et interroge la possibilité de recommencer, d’aimer encore, malgré tout.
Je remercie les éditions Julliard via Netgalley pour leur envoie.
Extraits :
À la maison, rien ne changea en apparence. Élise continua à lui servir son café, chaque matin, et Henri continua à sourire à son fils et à lire son journal – comme si l’amour le plus brûlant, le seul auquel il faudrait avoir le courage de ne pas renoncer, comme si cet amour-là et nos silences pouvaient être rangés aussi facilement qu’un service à thé démodé au fond d’un placard bien organisé.
Alexis était assis sur son lit, les genoux remontés contre la poitrine, un livre ouvert devant lui. Ce n’était pas n’importe quel livre – Tonio Kröger, de Thomas Mann –, mais il ne l’avait pas choisi pour son sujet. Il l’avait pris parce que son professeur d’allemand lui avait dit que c’était un livre pour les gens sérieux. Et Alexis, à quinze ans, voulait désespérément être sérieux. Pas populaire, pas drôle, juste sérieux.
Il n’avait jamais travaillé comme ceux qui cherchent dans l’activité professionnelle un simple moyen de subsister. Le travail était devenu sa substance même, son obsession première, pareille à celle d’un rongeur dans sa roue qui, sans savoir pourquoi il court, ne peut s’arrêter de tourner. Ce que d’autres nommaient « réussite », lui l’appelait « excellence » – et il avait poursuivi cette chimère jusqu’à quitter la France, emportant dans ses bagages des ambitions que le Vieux Continent ne pouvait plus assouvir. Car c’était bien cela qu’il avait appris de ses parents, cette vérité que certains refusaient de voir : l’excellence n’était pas un privilège mais une nécessité, pas une distinction sociale mais un devoir. Un jour, songeait Alexis, si nous ne redonnions pas ses lettres de noblesse à la compétence véritable, le pays tout entier basculerait dans ce que les anciens nommaient la décadence – non pas le déclin pittoresque des civilisations fatiguées, mais l’effondrement brutal des nations qui préfèrent le confort de la médiocrité à l’exigence de la grandeur. Le véritable scandale n’était pas là où d’aucuns le cherchaient. Il ne résidait pas dans ces années vouées à l’étude, ni dans ces nuits consacrées au savoir, ni même dans ces existences tout entières dédiées à la connaissance. Non, songeait-il alors, il se nichait dans cette exaltation rampante de l’ignorance, dans cette célébration indécente de la médiocrité, dans cette façon qu’avaient tant de ses contemporains de se targuer, comme d’un titre de noblesse, de n’avoir jamais ouvert un livre – comme si l’on devait désormais s’incliner non plus devant l’intelligence mais devant son absence, non plus devant le talent mais devant sa négation même.
La gloire, c’est comme un enterrement de première classe, avec des fanfares et des couronnes flamboyantes. C’est sourire aux nuées, lever son verre à sa propre magnificence, tout en sachant que la seule chose qui brille vraiment, là-dedans, c’est l’absence éclatante de ce que l’on appelait autrefois le bonheur. Et le pire, c’est qu’on finit par aimer ça, par prendre goût à cet hommage funèbre à ce que l’on était, avant de se perdre de vue, avec toute la solennité d’une belle mise en scène. Ce sont des obsèques où l’on est à la fois le défunt et celui qui prononce l’oraison, et où personne n’ose se demander ce qui a vraiment été perdu et ce qu’on a volé.
Le chagrin est un tyran jaloux – il exige une présence constante, une attention sans faille, une dévotion monastique. L’écriture, elle, est pire encore : elle réclame l’abolition pure et simple du monde des vivants. Entre ces deux despotes, pas de compromis possible. Car l’écriture ne connaît ni repos ni partage. Elle colonise l’esprit comme un cancer. Elle s’infiltre partout – dans les courses au supermarché, les devoirs à superviser, jusque dans les étreintes les plus intimes. Elle ne se nourrit même plus des petits remords quotidiens, mais d’une culpabilité plus toxique : celle de voir pleurer sa fille sans lever les yeux de l’écran ; celle de penser, avouons-le, à un point-virgule pendant l’orgasme d’un amant que pourtant on adore ; celle de laisser pourrir les amitiés dans le vinaigre du silence.
Parution : 21 août 2025 – Éditeur : Julliard – Pages : 384 – Genre : littérature française, destin, amour, famille, couple
Suisse, 1984. Margaux, neuf ans, se jette dans les eaux glacées du lac Léman. Pétrifié, Alexis, son camarade de classe, assiste à son sauvetage. Entre les deux enfants naît alors une complicité vibrante. Mais bientôt, Margaux disparaît mystérieusement. Quarante ans plus tard, tous deux se retrouvent par hasard. Lui, ancien consultant, a tout quitté, rongé par la culpabilité du scandale lié au Duroxil, un opioïde qui a ravagé l’Amérique. Elle, après une enfance dramatique, est devenue écrivain, célibataire et heureuse de l’être, mais ses romans sont peuplés de fantômes. Entre eux, l’amour est intact, aussi brûlant qu’au premier jour. Mais aimer à cinquante ans, est-ce encore possible, quand un père se meurt, quand les enfants grandissent loin, quand le monde lui-même semble s’effondrer ?
De l’enfance à l’âge mûr, de la Suisse de la fin du siècle dernier à la France des années 2020, en passant par les États-Unis où s’annonce déjà le retour de Donald Trump, Aimer dessine une fresque éblouissante sur ces instants où tout peut encore basculer. Un souffle de vie inouï traverse ce roman lumineux, sur la grâce des secondes chances.
Ju lit Les Mots
Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club – Contributrice journal 20 minutes
Catégories :Contemporain, Julliard, Littérature française

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Bien sûr, il m’attend dans ma liseuse! Juste besoin de ⌛️ . Merci pour ce beau retour
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J’espère qu’il te plaira autant qu’à moi 🙂
Merci 🙏
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Merci pour cette chronique Julie. Je connais l’auteure, mais jamais je ne l’ai lue, la voyant elle et sa plume comme quelque chose d’inaccessible. Ce roman semble doux-amer, et l’extrait que tu as choisi me plait beaucoup 😉
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Elle n’est pas du tout inaccessible, c’est très agréable à lire. J’ai trouvé que c’était porteur d’espoir donc assez lumineux par moment malgré tout. Si tu as l’occasion de le lire, je serai curieuse de connaître ton avis 😉
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Ce n’est pas le genre de romans qui m’attirent, mais comme toujours c’est un plaisir de lire ton billet 🙂
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Merci beaucoup Cyan, une vraie découverte pour moi aussi 🙂
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Merci pour cette belle chronique. On entend beaucoup parler de ce livre, mais pour le moment il ne me tente pas. Bon dimanche
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Merci à toi de m’avoir lu 🙂
Effectivement c’est un titre qui fait parler de lui. Chaque livre a son moment, peut-être que tu le liras plus tard 🙂
Excellent début de semaine 🙂
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Ça a l’air fort comme texte même si ce n’est pas forcément un thème qui m’attire.
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En temps normal, moi non plus, mais j’apprécie les romans qui se déroulent sur plusieurs années et ici l’amour enfantin et les conséquences d’un amour contrarié m’ont touché 🙂
J’ai été agréablement surprise !
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ça y est, il est dans ma PAL ! Je le lirai, merci à toi pour ce beau retour…
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Je suis très curieuse de connaître ton avis ! Bonne lecture Lilou 🙂
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un beau sujet et des extraits qui reflètent bien ton propos. Et, j’oubliais un beau billet !
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Merci beaucoup Luocine, tes mots me touchent ❤
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Très belle chronique, Julie, qui me donne envie de me laisser porter par la plume de cette autrice qui m’est encore inconnue.
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C’est exactement ça ! Se laisser porter ! Si tu as l’occasion, je pense qu’il pourrait te plaire 🙂
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