Chronique de l’exil forcé : Ayiti de Roxane Gay


C’est toujours en quittant mon boulot que je réalise à quel point Haïti est un pays étrange, avec Internet, des ordinateurs, des télécopieurs et des photocopieurs dans les bureaux mais où les gens qui les utilisent vivent dans des cabanes au confort minimal. Comme peuple, nous vivons à cheval sur deux époques différentes.


J’ai eu le plaisir de découvrir Ayiti grâce à Radio-Canada, dont l’écoute est gratuite. J’avais envie à la fois d’explorer une nouvelle plume et de plonger dans des récits évoquant Haïti — ou plutôt Ayiti, comme on le dit en créole haïtien.

C’est le deuxième livre que j’écoute via Radio-Canada. Si, pour le premier, j’avais accompagné l’audio d’une lecture papier, cette fois je me suis laissée portée par la narration. Le récit étant assez court, je l’ai écouté d’une traite et et ce fut une expérience incroyable ! Ce n’est pourtant pas mon premier livre audio, mais, d’ordinaire, l’écoute se fait sur plusieurs jours et je trouve que l’on perd cette immersion qui fait tout le charme d’un livre audio. Pour une fois, je n’ai rien fait d’autres, je me suis laissée portée, alors qu’en temps normal je réserve ce format aux moments d’activités sportives, culinaires ou de rangements.

Je ne sais pas si toutes les productions audio canadiennes sont réalisées de cette façon, mais celles de Radio-Canada sont remarquables : la narration est accompagnée de musique, de bruitages, et portée par plusieurs comédiens et comédiennes. Cela rappelle les anciens feuilletons radiophoniques — que je n’ai pas connus, mais dont on imagine la magie. Ce dispositif ajoute une profondeur et une intensité incroyables au récit, le rendant encore plus vivant et immersif.

Le recueil se compose de quinze courtes nouvelles, de trois à trente-huit minutes, parfois entrecoupées d’intermèdes sonores qui offrent une respiration entre deux moments forts. Ces histoires évoquent tour à tour l’exil, la mémoire, la survie, la violence, la famille — autant de thèmes universels vus à travers le prisme haïtien.

On y découvre la réalité d’un pays meurtri : la pauvreté, la corruption, les gangs, l’insécurité, et la douleur de devoir partir pour espérer mieux. Beaucoup fuient Haïti, non par choix, mais par nécessité. Et pourtant, l’ailleurs, souvent idéalisé, se révèle parfois tout aussi rude.

Ce regard sur l’exil n’est pas étranger au parcours de l’autrice elle-même, fille d’immigrés haïtiens installés aux États-Unis.

La force littéraire du texte reste intacte, malgré sa version audio, les voix des narrateurs et narratrices, avec une diversité de tons, d’émotions et de registres, brossent, un tableau vivant de chaque nouvelle. On y sent le poids des mots, la gravité de certaines scènes, mais aussi la tendresse, la colère, le doute.

La dimension orale permet de saisir les rythmes de la langue, par exemple les répétitions, les silences après une phrase choc, les pauses nécessaires pour laisser résonner le traumatisme ou la culpabilité. En mode lecture sur papier, on peut parfois passer plus vite sur ces moments ; ici, ils s’imposent.

Le contexte culturel, la diaspora haïtienne, les récits d’exil, de mémoire, de violence, de désir : tout cela gagne en proximité. L’audio met en relief non seulement ce qu’on lit, mais ce qu’on vit en l’écoutant, on est porté par la voix, porté par la respiration, porté par le drame intime raconté. Certaines nouvelles touchent particulièrement, la fuite, les massacres, les réminiscences familiales, et l’oralité amplifie l’écho de ces émotions.

J’ai été profondément remuée durant l’écoute. Il y a des passages, des nouvelles, particulièrement émouvants, ceux où la mémoire devient lourde, presque un fardeau, où le poids de la violence se fait entendre dans chaque mot. Et en même temps, il y a de la fierté, de la rage, de la tendresse, du désir de survie. Ayiti ne s’apitoie pas : il rend hommage, il questionne.

Ayiti ne perd rien de sa puissance littéraire, et l’audio lui donne une dimension vivante, palpable. À recommander si vous souhaitez vivre l’écriture comme une expérience sensorielle autant qu’intellectuelle.


Parution : 22 octobre 2020 Éditeur : Radio Canada – Mémoire D’encrier – Temps d’écoute : 3 heures et 58 minutes – Pages : 136 – Narrateurs : Fayolle Jean Senior, Schelby Jean-Baptiste, Cynthia Jean-Louis, Garihanna Jean-Louis, Marie-Evelyne Lessard, Didier Lucien et Mireille Métellus – Traduction : Stanley Péan –Genre : littérature américaine, thriller social, littérature noire, exil, nouvelles – Musique : Jenny Salgado, avec André Courcy à la guitare – Réalisation : Sylvie Lavoie

Des récits qui disent la complexité de l’expérience haïtienne : la diaspora, la famille, le vaudou, l’humour, la résistance… Découvrons la voix désespérément libre et puissante de Roxane Gay.

Lauréat du Prix PEN Center USA Freedom to Write Award 2015
Lauréat du Prix Lambda Literary Emerging Writer Award 2013
Lauréat du American Book Award 2023


Challenge Thrillers et Polars de Sharon (du 12 juillet 2025 au 11 juillet 2026) Challenge American Year – The Cannibal Lecteur (Du 15 Novembre 2024 Au 15 Novembre 2025)


Ju lit Les Mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club – Contributrice journal 20 minutes –




Catégories :Challenge An American Year, Challenge Polars et Thrillers, Contemporain, Littérature américaine, Mémoire D’encrier, Nouvelles, Thrillers/Polars

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31 réponses

  1. Tu en parles si bien Julie. Haïti a une histoire si mouvementée mais comment pourrait-il en être autrement après ce qu’ils ont subi suite à la colonisation. Belle journée à toi Julie 🙂

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  2. un billet plein d’émotions positive , à propos d’un pays plongé depuis si longtemps dans la tragédie.

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  3. J’adore Roxane Gay, dans ses livres militants et réchauffants

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  4. Je me demande si je peux écouter radio Canada sur le net car ton avis me donne envie :).

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  5. Avatar de ducotedechezcyan

    Je ne suis amatrice ni de nouvelles, ni de livres audio, mais tu m’as donné envie de faire cette lecture et de la découvrir de la même façon que toi 🙂

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  6. Oh c’est chouette cette écoute particulière de Radio-Canada ! je ne connais pas du tout ce roman. Les seuls récits que j’ai lus sur Haïti sont ceux de Dany Laferrière.

    Merci Julie

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  7. Je ne connaissais pas Radio Canada mais Radio France le fait aussi et j’ai aimé découvrir Virginie Despente de cette façon !

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  8. Tu as l’art de dénicher les bons plans !

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  9. Et voilà comment on tente les autres : avec les mots qu’il faut ! 😆 Zut, à cause de toi, j’ai bien envie de l’ajouter à ma wish… moi qui voulais être raisonnable :p

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  10. J’adore les livres audio de Radio Canada. Le dernier Andrée A. Michaud est exceptionnel ! En tout cas, ta chronique est magnifique et m’a donné envie de découvrir cette version audio. Pourtant, je ne me serais probablement pas dirigée vers ce livre de moi-même.

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