Premières lignes… Le Verbe libre ou le silence de Fatou Diome

Prologue

Qui écrit les livres qui vous sont vendus ? La bride d’un éditeur ou le souffle d’un auteur ? L’écriture, ce sont des lettres qui s’alignent dans l’âme et dansent l’humeur des jours, au rythme d’un pouls. Alors, n’est-ce pas d’abord une affaire d’auteurs, avant que d’être celle des éditeurs ?

L’écriture, c’est l’autre glaise que le Seigneur a laissée aux artistes pour imiter, magnifier, retoucher, surtout colmater sa création. Glaise, l’écriture module chaque livre à l’image de son auteur, cet humain que Dieu a, paraît-il, fait à son image, donc à l’image de ses frères.

L’écriture serpente, se faufile, s’infiltre ; cherchant les siens, elle se fait transnationale et embrasse toute l’humanité. L’écriture ? À la fois don et requête, l’oxymore est sa bonne foi. Ode à la vie, outre le plaisir esthétique, elle donne le courage qui manque aux jours et porte aux Cieux le lamento d’ici-bas, elle est donc aussi prière, même pour les athées.

Méditation, l’écriture est un cheminement, une exploration, une navigation au long cours. Regardez les lettres au seuil d’une page, oscillant de crique en bras de mer, elles courent se jeter dans l’Océan de l’existence. L’écriture ? Illumination, autant poétique que spirituelle, c’est une transe sans alcool ni ayahuasca. Motivé par une quête intérieure, le texte est un électrocardiogramme.

Le cœur battant, l’auteur tourne les pages comme le rameur négocie les vagues l’une après l’autre, toujours en conjurant le naufrage. Le verbe libre ou le silence, l’oxygène ou l’apnée ? Il est bien question de survie.

Dans cette lutte, il y a des livres patients, qui laissent le rameur à sa routinière rame et mûrissent sans compter les lunes. Hélas, il y a des livres impatients, qui s’abattent comme averse et brouillent le cap. Ils alourdissent les barques et conditionnent le parcours d’un auteur, autant que la houle, le sillage du rameur. Ce sont les livres-avaries. Intempestifs, ils forcent l’escale, vous obligent à les écrire, il s’agit de réparer les dommages avant de recouvrer la santé de la création ou de se résoudre à ne plus écrire du tout. Celui-ci en est un.

Une cavalière s’est invitée dans ma barque ; malédiction !

Une rame peut-elle s’accommoder d’une bride ? Où que l’on imprime des livres, on compte trois catégories d’auteurs. Il y a les aventuriers, qui grattent le papier comme d’autres jouent au Loto. Il y a aussi les veinards tranquilles, qui remplissent leurs pages comme l’assiduité professionnelle remplit l’assiette. Et puis, il y a les autres, ceux qui tiennent leur plume, la danse macabre de Dürer à l’esprit. Ce sont les fakirs qui marchent sur la braise, suivant la lyre d’Orphée. Payés ou non, ils écrivent parce qu’ils ne pourraient vivre sans. Qu’est-ce que cette écriture-là, si ce n’est le souffle qui les garde en route ?

L’écriture, ce n’est pas un métier que l’on choisit, non, c’est un impératif qui s’empare de vous. Il s’agit de garder la plume en mouvement, de dessiner en permanence l’Aleph, qui figure l’humain, le tient, le soutient dans sa verticalité. Couchez seulement la plume, l’Aleph, et vous avez un serpent ou bien le corps humain, inerte. En avant, marche, tout arrêt est mortel ! L’inertie ? Elle n’attire que l’obélisque vers la lumière, et encore ! le soleil le délaisse, l’abandonne à la voracité du crépuscule. L’inertie désespère le vivant. N’a-t-on pas vu des éléphants renifler désespérément l’un des leurs, couché, inerte ? Ils partent, déboussolés, puis refont des kilomètres en sens inverse, pour recommencer encore et encore leur danse macabre. L’écriture fait de même. Capable d’exploration comme d’introspection, elle prend l’élan, se projette mais rebrousse souvent chemin, attirée par la mémoire, qui lui redonne toujours de l’impulsion.

Flux– reflux– flux, fluctue la plume. Comme la mer, l’écriture coule, s’enroule, déroule ses vagues, et même ses vagues à l’âme nient l’inertie, repoussent la mort. Autant que rire, souffrir, c’est aussi vivre ; cela, l’écriture en atteste.

Qui suis-je ? Où suis-je ? Et, surtout, dans quel état ? Chaque texte essaie de répondre aux deux premières questions et, ce faisant, il constitue une preuve de vie. On écrit donc pour se situer dans le temps comme dans l’espace, mais aussi, et surtout, pour tenir, se maintenir debout, assumer son statut d’humain.

Pour les écrivains mus par cette nécessité-là, chaque livre tente de combler les béances sous les pieds, autant qu’il sert de coupe-feu face aux embrasements de la vie. Écrire, c’est d’abord et avant tout, porter en soi, un pompier pour son âme. Mais ne garrottez nulle plaie, c’est l’encre qui coule et purge le cœur du mal de vivre. Épiderme, derme… habillé de sa pudeur, l’auteur ne gratte rien ; c’est la douleur qui vise toujours la profondeur, entraînant le caducée du poète, la plume.

Épiderme, derme… et tout en dessous, ce cœur palpitant de joie, mais aussi, trop souvent de détresse. Pauvre humain ! Pourtant, il rit, même ses écrits sourient, se moquent de la Rôdeuse des ombres. L’humour ? Si même les blessés de guerre en ont, c’est bien parce que c’est la chose la plus sérieuse au monde. L’humour reste la plus belle parade contre les coups de latte du sort.

On écrit comme on esquive la faucheuse et lui tire la langue. Même relatant les horreurs du monde, nous nous rions de la Rôdeuse des ombres.

Alors, rions aux larmes ! Comme pour les arbres, ces larmes sont sève, suturant l’écorce ; c’est notre pommade antalgique, un don du Ciel à l’auteur comme au lecteur. Et puisque nul ne vivra ignifugé, pouvoir opposer l’art au feu des mauvais jours reste une grâce salutaire. Alors, qu’est-ce qu’écrire ? C’est croire assez en la prométhéenne force de sa fragilité humaine pour prêter plus l’oreille à la complainte des petites gens qu’aux serments des puissants et n’implorer que Sirius dans toute nuit.

L’écriture rit comme elle pleure ; maillant les joies et peines, elle tisse le pacte intime qui lie l’auteur à la vie. Écrire, c’est maintenir la continuité de son souffle. Alors, peut-on adapter sa plume aux désidératas d’autrui sans trahir sa propre quête ? Et, qu’advient-il d’un écrivain, lorsque les exigences d’un éditeur en arrivent à lui ôter le désir d’écrire ? Le verbe libre ou le silence ! Tout domaine a ses règles et ses autorités, le monde du livre ne fait pas exception ; cependant, mécontent de son guide, même l’aveugle ose son propre cap. Alors, chers collègues auteurs, nous qui détectons les lucioles dans tout crépuscule, pour quelle raison nous résignerions-nous à la bride ?


Parution :30 août 2023 – Éditeur : Albin Michel – Pages : 192

« Naguère les éditeurs avaient pour mission d’accompagner une oeuvre, mais certains se font désormais censeurs, donnent des directives et des leçons, mettent la main à la pâte pour plier le roman aux goûts du jour, oubliant que le métier d’écrire est une aventure solitaire, un engagement de soi, vital et nécessaire : on écrit parce qu’on ne pourrait vivre sans. »

En combattante de la liberté, Fatou Diome signe un essai engagé sur sa passion de l’écriture et sur le monde de l’édition : un vibrant plaidoyer pour la littérature et la liberté des écrivains.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club



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15 réponses

  1. oh là là je sens tellement que je n’accrocherai pas à ce style pourtant merveilleux pour d’autres !

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  2. Pas pour moi non pus, ce style me donne des boutons. Bon dimanche

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  3. Merci Julie pour ce partage 🥰. Un sujet qui n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui (où parfois, un nom suffit à être publié)

    Une plume incroyable, et un essai que j’ai hâte de découvrir !

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  4. J’aime beaucoup ce prologue, et j’aime la plume !

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  5. C’est poétique et très beau. Une profonde sensibilité. Je ne connaissais pas cette autrice. Merci Julie 🙂📚

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  6. J’aime beaucoup son écriture que je découvre ici… Merci pour ces lignes Julie… ça me donne envie… Je note dans un petit coin ! 😉

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  1. Bilan lectures Octobre 2025 – Ju lit Les Mots

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