Premières linges… Le Haut Mal de Pierre Léauté

ALTITUDE : 1380 mètres

SOUS-SOL : haute chaîne primaire schisto-gréseuse – intrusions granitiques – nappe calcaire

13 août 1923

Attablé à l’auberge, le chauffeur trépignait. Vestige d’un lointain souvenir évanoui dans sa gorge, son verre de limonade luisait sous les assauts du soleil. L’ombre menaçait chaque minute de reculer davantage et, déjà, nombre de voyageurs avaient déclaré forfait et abandonné leurs chaises au grand désespoir du patron. Celui-ci, torchon en bandoulière et le crayon juché sur une oreille, jurait ses grands diables, pestait contre le cagnard qui lui faisait perdre toute la clientèle au lieu de lui en rabattre. Mais c’est qu’il s’en plaignait dans son patois gascon, de sorte qu’aucune oreille chaste parmi les voyageurs ne s’en offusquait. Le Bigourdan cessait pourtant ses récriminations au vrombissement sourd d’une nouvelle automobile, promesse de quelques derniers fous avides de montagne. Sourire tournevissé entre ses deux pommettes, le patron s’empressait d’ouvrir les portières aux dames, d’en complimenter la mise, de féliciter les hommes d’avoir su grimper jusqu’ici par cette chaleur et de convaincre les harassés de la nécessité d’un rafraîchissement avant toute entreprise. C’est que l’heure se faisait tardive pour qui songeait à randonner jusqu’au pied du glacier, et il est toujours plus aisé d’abandonner une aventure devant une part de brioche.

Dressé au-dessus de l’hôtellerie et de sa terrasse, le Marboré pointait son pic tapissé d’un blanc virginal. Le chauffeur, lui, n’en avait cure. Des tonnes de fois qu’il se farcissait la balade ! Cela faisait belle lurette que le charme n’opérait plus sur André Mirgionnet, modeste employé au garage central Charles Boudou établi à Lourdes. Des années à monter par la route de Luz jusque-là pour le grand plaisir des curistes ou des pèlerins de passage. Non pas qu’il crachait dans la soupe, hein ! Ça nourrissait son homme, et puis quelle fierté de piloter une de ces machines aux jantes rutilantes. Les gamins ne s’y trompaient pas, allez. Une nuée de garnements en culottes courtes se mirait dans les chromes de l’auto-car. Pardi, si Mirgionnet ne tançait pas ces vauriens de ses gros yeux et de la rocaille de sa voix, l’un d’eux aurait eu tôt fait de franchir le Rubicon et de s’installer au volant de la Citroën.

— Décampez avant que je vous en retourne une ! À regret, les garçons obéirent, non sans tirer une grimace. Le patron haussa les épaules et dit à l’adresse de son habitué

— De la graine de canaille, mais des bons p’tits, va. Il n’y en a pas un qui rechigne à me soigner les bêtes, je dois posséder les mulets les mieux étrillés de toute la vallée.

— N’empêche que, si je reprends un de tes écuyers à me graisser le pare-brise, il passera un mauvais quart d’heure, grommela Mirgionnet en retour.

— Eh ! Les affaires sont bonnes aujourd’hui encore, d’où te vient ton humeur ? Qui tu trimbales aujourd’hui ?

— Je prends la suée à attendre une vingtaine de Hollandais depuis bientôt une heure ! ragea en retour le chauffeur. Faut croire que ces imbéciles vivent pas sur le même fuseau horaire que nous autres. Et de consulter de nouveau le cadran de sa montre mécanique, un soupir empreint d’exaspération en prime. Le patron se gratta la tête un instant, puis sa moustache tressauta

— Je les prenais pour des Allemands… Ils m’ont vidé la moitié de l’écurie à eux tout seuls, ils paient bien, tes clients.

— Pas encore vu la couleur d’un pourboire, moi. Même le photographe, il a eu droit à son pourliche, il… Tiens, quand on parle du loup ! Mirgionnet ricana à la vue de la scène. À bout de souffle, un homme courant comme un dératé vint presque s’affaler à la terrasse de l’établissement de Gavarnie. Il transportait sous le bras un attirail ramassé en un trépied, surmonté d’une chambre carrée, et sous l’autre un sac aux lanières cousues de cuir dans lequel bringuebalaient ses plaques et ses objectifs.

— Monsieur Cely ! Que nous vaut le plaisir ? minauda Mirgionnet, guère fâché de voir un autre que lui transpirer à grosses gouttes, surtout quand il s’agit d’un de ces planqués à pas savoir changer une roue. Jean Cely s’empara avec reconnaissance du verre d’eau tendu par le patron

— Ah ! Merci bien ! J’ai cru étouffer avec cette moiteur ! Je puis respirer maintenant que je vous vois, je suis arrivé à temps. Mon assistant a contracté une espèce de fièvre, vous rendez-vous compte ? Il toussait, la gorge prise… En plein été, voyons ! Faut-il être malingre pour s’engripper ! Dès ce matin, je m’empresse partout, je rue ci et là, à m’évertuer à le remplacer au laboratoire et à jouer le facteur.

— Vous avez détalé pour rien, notre troupe accuse du retard. Soulagé d’un poids, Cely se tint par les côtes.

— À la bonne heure, Monsieur. Je m’en serais voulu de les manquer au retour.

Mirgionnet ne pipa mot. Il songea avec envie aux dix francs remis en douce ce matin dans la main du photographe par l’un des excursionnistes, un Crésus au porte-monnaie rembourré de pièces. Lui, par contre, n’avait pas vu l’ombre d’une pièce et se voyait en outre contraint de ne pas laisser tomber veste et calot quand bien même la canicule menacerait. Question de « standing », clamait Charles Boudou, son employeur. Quelle place tout de même ! Et Dieu que le temps défilait !

Autour des trois hommes s’en revenaient de plus en plus de marcheurs éreintés. La plupart regardaient avec envie l’estaminet des Voyageurs, mais ne s’arrêtaient pas, faute de finances. Leurs bâtons ferrés frappaient le sol en cadence. Soudain ragaillardis de savoir leur épreuve accomplie, les bravaches retrouvaient de la voix, couvrant le murmure du gave par leurs forfanteries.

— Qu’est-ce qu’il y a d’étrangers, boun dious ! se félicitait le patron tout en se frottant les mains. C’est pas que je m’en plaigne, hein. Ils sont moins chiches que les gars du cru, pour sûr. De vrais cagalets ceux-là !

— Ils font de sacrées courses, renchérit le chauffeur, heureux de se donner le beau rôle face à Jean Cely. Les miens, ils ont vu du pays, de Paris à Bordeaux, puis de Bayonne à l’Espagne. Je me les coltine depuis qu’ils ont débarqué à Lourdes vendredi dernier.

— Qu’ils en posent des cierges, tant qu’ils ne réservent pas leurs oboles aux curés, moi… Quand repart leur train ?

— Dans trois heures.

— Té ! J’espère que ton engin file comme l’éclair… Parti comme c’est, tes drôles de boches se sont perdus en chemin.

— Ne ris pas, rétorqua d’un air fâché le chauffeur, tu serais le premier à pleurer tes grisons et tes mules. Le tintement de sonnailles bien familières coupa court à cette idée. — Les voilà ! pointa du doigt le photographe en direction d’un régiment mal en point.


Parution : 24/09/2025 – Éditeur : L’homme sans Nom – Pages : 250

« Peut-on prévoir un « tremble-terre » ?

1923, Paul, un jeune séismologue, en est convaincu depuis sa découverte presque fortuite dans les archives de l’Institut de Physique du Globe, à Strasbourg, d’un document aux accents prophétiques : quatre terrifiants fléaux vont s’abattre sur la chaîne des Pyrénées. Une expédition hétéroclite se lance alors à la recherche du Haut-Mal, à la croisée de deux mondes : l’ancien, fait de superstitions et de traditions, et l’autre, le produit de la guerre et de la science. Un voyage initiatique pour un homme rongé par ses crimes et une femme éprise de liberté qu’aucun monstre ne pourra arrêter.

Sauve qui peut, succombe qui doit !

À la fois roman historique documenté et hommage appuyé à l’épouvante, Le Haut-Mal, onzième roman de Pierre Léauté, offre des sentiers tortueux et surprenants à qui voudra bien s’aventurer au-delà des portes de la raison, dans l’antre de la folie. »


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club



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10 réponses

  1. Le haut mal fait partie de la sélection du prix de ma librairie donc je compte bien le lire ^^

    (Par contre, c’est normal que le titre de ton article semble parler d’un autre roman ?)

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  2. Le côté historique de ce roman me tente ! J’attends ton retour pour savoir si je me lance 😉

    Merci pour le partage Julie

    Aimé par 1 personne

  3. Tu m’intrigues avec ce livre qui s’annonce étrange. Bonne journée

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  4. Avatar de ducotedechezcyan

    Merci pour cet extrait, j’ai justement vu passer ce livre sur Booktube hier et j’hésitais à l’ajouter à ma WL. Je ne suis pas sûre d’accrocher à la plume… Je testerai peut-être quand même si ma bibliothèque l’a.

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