Chronique d’un désenchantement : Karnak café de Naguib Mahfouz


Mon pays me fascinait. Malgré ses digressions, il se développait, s’affirmait, gagnait en puissance et en influence, produisait toutes sortes de choses, des aiguilles aux missiles, et avançait à grands pas vers un bel humanisme. Pourquoi alors l’homme y avait-il perdu toute valeur, réduit à la plus abjecte insignifiance, pourquoi y était-il privé de droits, de respect, de tout soutien, pourquoi ployait-il sous le joug de la lâcheté, de l’hypocrisie et de la solitude ?


Publié en 1971, est un court roman de Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988. À travers le microcosme d’un café cairote, le romancier égyptien brosse un tableau saisissant des années 1960 en Egypte, marquées par la désillusion politique et la peur engendrée par la répression du régime nassérien.

Le narrateur, ancien étudiant, se retrouve par hasard, dans un café du centre du Caire, le Karnak, où se retrouvent des jeunes idéalistes et Mme Qurunfūl, ancienne danseuse, figure maternelle et symbolique. L’endroit, lieu de sociabilité et de rêves, devient peu à peu le théâtre d’un drame collectif : les habitués disparaissent, arrêtés, torturés, brisés par un système policier impitoyable.

Le Karnak Café est bien plus qu’un décor : c’est une métaphore de l’Egypte elle-même, un espace où se croisent les espoirs et les désillusions d’une génération. Naguib Mahfouz réussit, en peu de pages, à condenser tout un climat politique et social.

Derrière leur apparente simplicité, les personnages sont des symboles puissants en ces temps de répressions : Hilmi Hamada, militant sincère ; Ismaïl et Zaynab, le couple idéaliste broyé par la répression ; et surtout Mme Qurunfūl, figure tragique, oscillant entre tendresse et désespoir. Elle incarne la mémoire collective, la survivante qui observe le délitement des idéaux et de la société.

Le ton détaché du narrateur n’enlève rien à l’émotion du récit : au contraire, cette retenue amplifie la gravité du propos. L’auteur, adopte ici un style sobre, presque journalistique, où chaque mot a son importance et chaque phrase devient lourde de sens. Au même titre que la toile de fond historique.

Karnak Café dénonce la terreur étatique, la trahison des idéaux révolutionnaires, mais toujours à travers l’humain, et ses désillusions. C’est ce qui rend le texte universel : il ne parle pas seulement de l’Egypte de Nasser, mais de toutes les sociétés où le pouvoir écrase les rêves.

Un roman un peu trop court à mon goût, j’aurais souhaité plus de développement pour mieux comprendre le contexte historique, car même si on le devine, il faut connaître un minimum l’Histoire de l’Egypte pour s’y retrouver. Même si les personnages sont très bien décrits, le peu de page du récit, ne permet pas plus de place à leur évolution.

Pour autant, la construction en témoignages successifs, entrecoupés d’entretiens et de retours du narrateur, m’a plu et donne de la densité au récit, sans que l’on puisse s’ennuyer.

Derrière la simplicité du cadre, Naguib Mahfouz dresse une parabole politique et morale d’une Egypte un peu perdue entre deux périodes. Il montre comment la peur et la violence institutionnelle détruisent la jeunesse, les idéaux et la confiance dans l’avenir.

En quelques pages, il réussit à faire du Karnak Café un lieu symbolique de la conscience de son pays.

Karnak Café de Naguib Mahfouz est un petit roman dense, à la fois politique, intime et allégorique, un de ces textes qui disent beaucoup en peu de pages.


Parution : 3 novembre 2014 Éditeur : Actes SudPages : 128 – Traduction : France Meyer – Genre : littérature égyptienne, roman sociétal, roman historique, littérature arabe, roman contemporain

Le Caire, vers le milieu des années 1960. Au café« Al-Karnak» que gère une ancienne danseuse, le narrateur fait connaissance avec trois étudiants, Hilmi, Ismaïl et Zaynab. Le premier est l’amant de la gérante, et les deux autres, amis d’enfance, s’aiment tendrement. Tous les trois se considèrent comme des enfants de la révolution de 1952 et défendent ardemment ses principes et ses réalisations. Mais un jour ils cessent de fréquenter le café et, à leur retour, les clients apprennent qu’ils ont été arrêtés par la police politique qui les suspectait, contre toute évidence, d’appartenir au mouvement des Frères musulmans. Déjà ébranlés dans leurs certitudes, ils sont encore arrêtés à deux reprises sous d’autres prétextes fallacieux. L’un d’eux, Hilmi, meurt en prison tandis que Zaynab et Ismaïl en sortent comme des loques humaines. Surviennent alors, en juin 1967, la guerre contre Israël et la cuisante défaite de l’armée égyptienne…

Ecrit en 1971 et publié en 1974, ce roman a eu un grand retentissement, et le film qui en a été tiré, avec à l’affiche les plus grandes vedettes du cinéma égyptien, a longtemps été censuré à la télévision. Mahfouz y fait preuve de son habituel talent de conteur, faisant du petit café le microcosme d’une Egypte en train de perdre ses repères.


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Ju lit Les Mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club – Contributrice journal 20 minutes –




Catégories :Actes Sud, Contemporain, Historique, Le mois Africain, Littérature égyptienne

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29 réponses

  1. Je ne suis pas allée au bout de ce court roman : il me manquait clairement trop de références historiques et politiques, et j’ai trouvé les dialogues trop abstraits. La plume de Naguib Mahfouz est très belle cependant et dégage un charme indéniable.

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  2. Avatar de ducotedechezcyan

    D’après ce que tu dis, je n’en sais pas assez sur l’Egypte pour me lancer directement dans ce livre… Je tenterai peut-être quand même si ma bibliothèque l’a au catalogue.

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  3. Une belle plume, un contexte, des personnages intéressants, ce court roman a tout pour plaire. Je note tout de même la réserve sur la nécessité d’avoir des connaissances historiques.
    un livre qui viendra en complément d’autres lectures

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  4. J’ai entendu parler de ce roman mais je ne l’ai pas lu. Bon week end

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  5. Je ne connais pas du tout ce prix Nobel, ni ce roman, ni l’Histoire de l’Egypte moderne …

    Merci pour ce partage Julie.

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  6. L’histoire de l’Égypte est mouvementée et passionnante. Tu parles magnifiquement de ce livre. Passe un excellent weekend Julie 🙂📚

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  7. Ha mince ! j’avais bien envie de le découvrir ce café et la construction narrative en témoignages me tentait aussi … Mais si il faut une solide culture sur l’histoire de l’Egypte, je risque de passer complétement à côté !

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    • Je ne dirais pas solide, mais mais il faut au moins connaître cette période avec l’indépendance, la révolution égyptienne de Nasser. Car le livre tourne en partie autour de ça avec notamment des opposants et la désillusion liée aux attentes et aux discours de Nasser. J’ai pu m’y retrouver parceque j’avais de vagues souvenirs et je crains qu’une personne qui n’ai pas un minimum risque de ne pas l’apprécier à sa juste valeur 🙂

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  8. Mince ce ne sera donc pas pour moi car je méconnais de trop le contexte historique et j’aurais plutôt compté sur le roman pour m’aider et m’instruire. Je passe mon tour mais si un jour j’ai plus de connaissance, il pourra m’intéresser.

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  9. J’imagine que c’est un peu dommage qu’il soit si court, surtout que le contexte historique mérite qu’on s’y attarde. Néanmoins, l’histoire a l’air intéressante, alors je me le note.

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  10. Ah oui, quand c’est trop court, c’est trop court… ouh, je suis pertinente, moi, cet après-midi 🙄

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  11. pour connaître des gens qui se souviennent de cette période Nasser a été un immense espoir et une énorme déception au moins pour les intellectuels.

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