Lauréat Prix de la littérature arabe 2024 : Le désastre de la maison des notables d’Amira Ghenim


Ce rusé de Hitler tente de tromper le peuple tunisien. Apparemment, il aurait ordonné aux officiers supérieurs d’aborder les gens avec gentillesse. À chaque bulletin d’information, Radio Bari, d’Italie, nous répète que le Reich ne s’intéresse pas à notre pays, non plus qu’à l’Afrique du Nord dans son ensemble. Dans ses discours, ce fou d’Hitler continue de prétendre que le seul but de sa guerre est de nettoyer la région de la domination alliée. Mais il est impensable que ces déclarations puissent tromper un esprit rationnel. Impossible d’y croire pour qui connaît l’idéologie nazie, son projet expansionniste de conquête du monde et sa volonté d’imposer la supériorité de la race aryenne. Malgré cela, ici, à part les Juifs, la majorité des gens font aujourd’hui confiance au Führer. Ils pensent que les Allemands sont une bénédiction de Dieu pour la Tunisie qu’ils vont libérer du joug colonial. Ils n’imaginent pas que tomber entre les mains du nazi Hitler ou du fasciste Mussolini serait mille fois pire que d’être soumis au faible gouvernement français de Vichy.


Amira Ghenim signe une fresque romanesque exceptionnelle, mêlant la petite histoire dans la grande. L’autrice tunisienne, nous plonge dans plus de cinquante ans d’évolution politique, sociale et culturelle à travers la montée, la chute et la transformation d’une bourgeoisie tunisienne.

Deux grandes familles, les Naifer (conservateurs) et les Rassaa (progressistes), déjà liées par le mariage de leurs enfants, voient leur destin basculer, lorsqu’on soupçonne Zbeida Rassaa, jeune épouse de Mohsen Naifer, d’un amour interdit avec Tahar Haddad, intellectuel aux positions avant-gardistes sur les droits des femmes. Ce point de rupture déclenche un récit choral qui, à travers plusieurs voix (membres des familles, domestique) et sur plusieurs décennies, explore les répercussions de cette nuit fatidique jusqu’aux années 2000.

À travers plusieurs points de vue, ce roman choral donne à voir une Tunisie en mutation. L’auteure, avec un travail historique et mémoriel, intègre avec finesse la lutte pour l’indépendance, les combats féministes, et la révolution tunisienne de 2011. Chaque témoignage est une pièce de puzzle, chaque angle une révélation possible.

Le regard porté sur Zbeida, sur les domestiques, sur les femmes des deux familles, éclaire un pan trop souvent ignoré de l’Histoire. Tout en gardant un œil attentif sur les détails intimes, les non-dits, les regards détournés, les effets d’un mariage imposé, les espérances étouffées. Le décor de la Tunisie des années 1930 jusqu’aux prémices de la révolution de 2011, donne une densité au récit sur plusieurs années.

La période sur le protectorat français avec les Allemands à Tunis, essayant de rallier les Tunisiens à leur cause, mais en utilisant le biais de l’indépendance est incroyable. D’ailleurs, cette démarche ouvre la voie vers les désirs d’indépendance du pays à travers des voix d’hommes forts. J’ai trouvé ce pan historique très bien documenté et très intéressant ! Les Juifs tunisiens faisant partie intégrante de la Tunisie, l’Allemagne avait compris qu’il valait mieux utiliser le sentiment nationaliste pour qu’ils soient bien accueillis.

La plume est fluide, riche en détails sociaux, d’une grande clarté malgré l’épaisseur du récit, plus de cinq cents pages sans jamais perdre en tension.

La manière dont elle imbrique l’histoire familiale à celle de la Tunisie en utilisant notamment le personnage de Tahar Haddad, intellectuel, syndicaliste et homme politique tunisien, qui militait pour l’évolution de la société tunisienne au début du XXᵉ siècle, de l’émancipation de la femme tunisienne et de l’abolition de la polygamie dans le monde arabo-musulman, est vraiment diablement intéressante.

J’ai beaucoup aimé ce roman, j’ai pu ressentir le souffle de la Tunisie, ses rêves de modernité et les battements de ses révoltes. J’ai été touché par la manière dont Amira Ghenim, passant de la nuit de 1935 aux révolutions contemporaines, fait résonner chaque geste, chaque silence.

Cette histoire familiale est aussi un hymne au changement, à la fois lent et implacable. Une lecture immersive, dense qui ne se contente pas de raconter l’histoire politique d’un pays, mais pose la question de la place des femmes, des silences, du poids des traditions. Zbeida n’est pas seulement accusée d’un adultère : elle devient le vecteur d’une tension sociale, d’un patriarcat qui ne veut pas perdre ses privilèges, mais aussi des traditions qui empoisonnent et emprisonnent et dont les femmes sont souvent les premières victimes.

Si je devais formuler un léger bémol, ce serait que, dans une fresque aussi large, certains personnages secondaires restent moins fouillés que d’autres, ce qui est sans doute inévitable quand on couvre plusieurs décennies et une multitude de voix. Mais ce choix narratif a aussi du sens : il montre l’effacement, le passage inexorable du temps, la mémoire fragmentée.

Le désastre de la maison des notables est un roman puissant, d’une société en pleine effervescence, d’un pays à la croisée des époques et des aspirations. Il s’adresse à tous les lecteurs désireux de comprendre la Tunisie au-delà des clichés, de voir la grande Histoire à travers l’intime, et d’entendre les voix longtemps muselées.

Un roman d’une rare ampleur, à découvrir absolument.


Parution : 22 août 2024 – Éditeur : Philippe Rey – Barzakh – Collection : khamsa– Traduction : Souad Labbize – Pages : 496 – Genre : littérature tunisienne, historique, religion, indépendance, politique, amour, féminisme

Tunisie, 1935. Dans un pays en pleine ébullition politique se croisent les destins de deux éminentes familles bourgeoises : les Naifer, rigides et conservateurs, et les Rassaa, libéraux et progressistes.

Une nuit de décembre, à Tunis, la jeune épouse de Mohsen Naifer, Zbeida Rassaa, est soupçonnée d’entretenir une liaison avec Tahar Haddad, intellectuel d’origine modeste connu pour son militantisme syndical et ses positions avant-gardistes, notamment en faveur des droits des femmes.

Dans un entrelacement de secrets et de souvenirs, plusieurs membres des deux familles ainsi que leurs domestiques reviennent lors des décennies suivantes sur les répercussions désastreuses de cette funeste soirée. Comme dans un jeu de poupées russes, chaque récit en contient d’autres et renverse la perspective. Avec jubilation le lecteur rassemblera les pièces pour tenter de découvrir ce qui est réellement arrivé à Zbeida Rassaa.

Le désastre de la maison des notables transpose plus de cinquante ans d’histoire tunisienne – de la lutte pour l’indépendance jusqu’à la révolution de 2011 – et de combats pour les femmes. Remarquable de maîtrise, d’un style limpide, d’une construction astucieuse, cet éblouissant roman choral met en scène des personnages envoûtants et inoubliables.


Challenge Thrillers et Polars de Sharon (du 12 juillet 2025 au 11 juillet 2026)

Le mois Africain 2025 chez Sur la route de Jostein


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



Catégories :Challenge Polars et Thrillers, Historique, Le mois Africain, Littérature tunisienne, Philippe Rey, Thrillers/Polars

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30 réponses

  1. C’est très tentant ! Je connais mal la Tunisie et j’ai bien envie d’en apprendre avec ce roman qui mêle grands événements et intime. En revanche, je trouve que les éditeurs devraient faire un effort : j’ai l’impression qu’un roman sur feu, du Maghreb est illustré en couverture par une porte bleue sur fond blanc !

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    • Je suis d’accord avec toi sur les couvertures ! Les portes bleues telles que celle-ci sont typiques de la Tunisie. Mais j’ai l’impression que les ME ne voient les pays du Maghreb avec des prismes biaisés…
      En tout cas, c’est un roman dense, très intéressant 😉

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  2. C’est un roman qui me tente beaucoup depuis sa sortie et vu ta chronique, je pense que je le lirai avant la fin de l’année.

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  3. Avatar de ducotedechezcyan

    Je n’avais jamais entendu parler de ce roman, mais tu me donnes envie d’aller voir de plus près, même si probablement pas dans l’immédiat (j’ai l’impression que ça demande pas mal de concentration, denrée rare en ce moment). Merci!

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  4. Très belle chronique Julie ! Un roman historique qui m’intrigue, et qui semble intéressant pour en apprendre davantage sur l’Historie de la Tunisie. Merci pour ce partage 😍

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  5. Bien envie de le lire afin de découvrir un pays que je ne connais pas !

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  6. Il a l’air instructif et passionnant ce roman.

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  7. Je vais certainement le lire. Ta chronique est passionnante. Merci Julie🙏🏻👍🏻🩵

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  8. Histoire de famille + roman historique voilà un combo qui a tout pour me séduire surtout sur un coin du monde où j’ai presque tout à découvrir tellement j’ai peu lu sur lui. Merci !

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  9. Je ne connais absolument pas ce pays, mais j’avoue que ce livre ne m’attire pas, ou alors en audio si ça existe. Bonne journée

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  10. Merci Julie de nous faire découvrir une littérature africaine dont on parle peu finalement dans les médias. Ce roman a l’air beau. 🙂

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  11. en lisant ton billet je me disais il est pour moi ce roman et voilà que je lis ta dernière phrase

    Un roman d’une rare ampleur, à découvrir absolument.

    Comment résister ? allez hop dans ma liste !

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