Depuis qu’elle s’est constituée comme telle, dessinant ses frontières et s’instituant comme LA civilisation, l’Europe ainsi créée n’a cessé de rejeter dans les limbes tout ce qui pouvait porter atteinte à cette construction de sa per- sonnalité. Tout ce qui la rapprochait culturel- lement de l’Orient devait donc être exclu de son état civil, quitte à tordre le cou à l’histoire.

Après avoir présenté quelques livres de la littérature tunisienne et algérienne, dans le cadre du mois africain chez Jostein, j’ai pensé qu’il était nécessaire de vous parler de cet essai qui vient déconstruire certains fondements idéologiques qu’ils soient du côté du nationalisme arabe, de l’occident ou d’Israël.

Sophie Bessis est une historienne et journaliste franco-tunisienne, spécialiste de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb. L’écouter parler d’une manière générale est très intéressant, mais lorsque parait ce livre, cela m’a encore plus sauté aux yeux. En l’ayant lu, je comprenais ce qu’elle évoquait et surtout, cet essai a été une lecture passionnante !

Certains mots, sont tellement entendus, martelés, qu’on finit par ne plus s’interroger sur leur sens.

Sophie Bessis s’attaque ici à la “Civilisation judéo-chrétienne”, un terme qui revient partout, dans les débats sur les “valeurs européennes”, dans les discours politiques qui cherchent à dessiner un “nous” face à un “eux”. Et pourtant, plus on l’écoute, plus il sonne creux. C’est ce vide, cette imposture même, que Sophie Bessis déconstruit peu à peu et son point de vue est tellement limpide qu’il fait sens.

En à peine 120 pages, elle s’attaque à un mythe devenu normal, celui qui serait d’une alliance millénaire entre judaïsme et christianisme qui fonderait l’identité de l’Occident.

Or, cette “civilisation” n’a jamais existé.

Pendant près de deux mille ans, la chrétienté s’est construite contre le judaïsme, dans la distance, la rivalité et souvent la persécution. Le Juif était perçu comme oriental, et certainement pas, comme faisant partie de la civilisation chrétienne. Il n’y a qu’à se pencher sur l’Histoire et les persécutions, notamment par l’Église, lors des croisades. Les Juifs étaient accusés d’empoisonner l’eau, les hosties… Tout était bon pour exclure les Juifs, avec des expulsions massives pour éradiquer leur présence de la société. L’église a fortement œuvré dans ce sens, pendant des siècles… L’affaire Dreyfus est une des affaires contemporaines les plus connues et démontre largement l’antisémitisme systémique. Enfin le point de bascule vers l’horreur absolue, la Shoah. Si elle a eu lieu, c’est que la société était gangrénée par l’antisémitisme.

Finalement, les Juifs subissent la consolidation des sociétés occidentales autour de la religion chrétienne.

Pourquoi ? Globalement et pour la faire courte, parce que les Juifs, n’ont pas voulu croire que Jésus était le prophète envoyé par Dieu. Je ne suis pas là pour faire un cours de religion, c’est juste un raccourci rapide pour arriver à cette fameuse « Civilisation judéo-chrétienne ».

L’expression “judéo-chrétienne” n’apparaît réellement qu’au XXᵉ siècle, après la seconde guerre mondiale et la Shoah, l’Europe cherche à se réconcilier avec sa conscience. C’est alors que le mot devient commode : il permet d’englober le judaïsme dans un récit occidental valorisant, et de se donner une image plus généreuse de soi-même.

Mais comme le démontre Sophie Bessis, cette réconciliation est surtout symbolique, voire instrumentalisée.

A travers cette fiction, l’Occident s’invente une unité en absorbant le judaïsme, excluant de facto l’islam. C’est là que l’Histoire devient un outil de distinction. Ce discours rassure : il dit “nous sommes une civilisation”, il efface les ombres du passé, il simplifie les siècles d’errance et efface l’ardoise de l’antisémitisme systémique de l’Europe et uni contre un front commun qu’est l’Islam, le musulman, celui qui est différent, qui n’est pas comme nous. Une construction qui va dans le sens de l’exclusion et que nous constatons tous les jours.

Une imposture, au point que la civilisation judéo-chrétienne, se raccourcit parfois pour devenir judéo-chrétien, comme s’il y avait une religion judéo-chrétienne par opposition au reste du monde, par opposition de ceux qui sont différents de nous, à savoir en premier lieu les Musulmans.

Ce qui rend la lecture de cet essai passionnante, c’est que l’auteure ne se contente pas de remettre les choses dans leur contexte, de dater ou de contester des faits, elle interroge notre imaginaire collectif.

Derrière la “civilisation judéo-chrétienne”, elle voit une opération politique, un monde qui cherche à se justifier, à se défendre, à se raconter comme dépositaire exclusif de la raison et des droits humains.

En cela, cet essai nous renvoie nos propres illusions, celles d’un Occident qui se pense universel tout en traçant sans cesse des lignes de séparation.

La plume de Sophie Bessis est limpide, sans jargon compliqué, mais aussi sans concession. On sent toute la rigueur de l’historienne, mais aussi une certaine colère face aux manipulations des peuples et de la mémoire. Elle rétablit la complexité des rapports avec le judaïsme, rappelle que les civilisations ne sont jamais « pures », jamais enfermées, et qu’elles sont toujours et avant tout métissées.

J’ai terminé ma lecture en ayant la sensation d’avoir les idées plus claires, d’avoir respiré un grand bol d’air frais et cela m’a fait un bien fou !

Un essai que j’ai lu d’une traite, mais qui continue à m’accompagner, et dont je parle souvent autour de moi, comme pour Résister de Salomé Saqué, car ce type de lecture est indispensable pour comprendre le monde qui nous entoure, mais surtout la manière dont nous sommes manipulés.

Dans un monde où l’on brandit les “valeurs” comme des drapeaux, Sophie Bessis nous invite à les regarder comme des constructions, des récits, parfois des mensonges.

Et c’est peut-être là sa plus grande force : rappeler que penser, c’est aussi désapprendre ce qu’on croyait savoir.

Parution 12 mars 2025 – Éditeur : Les Liens qui Libèrent – Pages : 124 – Genre : littérature tunisienne, essai littéraire, Histoire, politique, civilisations

Depuis quarante ans, en Europe comme en Amérique du Nord, la notion de « civilisation judéo-chrétienne » a envahi l’espace public. Ce livre propose une analyse rigoureuse et fondamentale qui dévoile les mécanismes de cette invention et ses conséquences profondes sur la perception de l’histoire et des relations internationales contemporaines.

Le mois Africain 2025 chez Sur la route de Jostein

Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club

Catégories :Documentaire, essai..., Le mois Africain, Les Liens qui Libèrent, Littérature tunisienne

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