
Un brancard arrive, et Lala est allongée quand elle passe les portes et traverse un couloir où des gens étendus gémissent. Elle voit des bras pliés à de drôles d’angles, des entailles, des blessures, des chemises et des serviettes appuyées sur des fronts, des bouches, des plaies béantes, elle lève les yeux pour s’épargner le spectacle et un quadrillage de dalles de plafond et de néons carrés jouent au morpion en direction de son avenir et elle se demande si, après tout ce qu’elle a subi, elle va mourir ici. Cette idée ne la trouble pas. Le brancard s’arrête et d’autres infirmières apparaissent, et quand Lala reprend connaissance, elles lui disent de pousser mais elle ne veut pas pousser car elle a peur de ce qu’elle va découvrir.
C’est alors que Lala constate le deuxième fait établi : quand elle ouvre la bouche pour demander de l’eau, le cri qu’elle dissimulait jusque-là sort enfin. Elle veut leur expliquer, ce n’est pas mon cri, c’est un cri que j’ai récupéré devant une maison de Baxter’s Beach, parce qu’elle espère que les infirmières comprendront que ce cri aussi nécessitera des soins, mais elles ne comprennent pas. L’infirmière à la vilaine perruque façon Boney M. lui dit de la fermer et lui demande si elle braillait comme ça quand elle se faisait prendre par le type qui l’a mise dans ce pétrin. Lala voit bien à son regard qu’elle ne peut pas, qu’elle ne veut pas se laisser toucher par ses hurlements parce que ça s’annonce mal et que ces adolescentes sans un rond qui débarquent chaque jour sont toujours un peu plus jeunes.
Alors Lala ferme sa bouche et ravale le cri qu’elle a attrapé à Baxter’s Beach comme d’autres attrapent un rhume, et dans sa tête, elle supplie le bébé de ne pas mourir tandis qu’elle pousse et sent les vaisseaux du blanc de ses yeux exploser et lui brouiller la vue.
Et Lala découvre le troisième fait établi, parce qu’après avoir surmonté la brûlure, la déchirure, l’écartèlement et enfin l’expulsion d’un poids qu’elle porte en elle depuis huit mois, elle se rend compte qu’elle n’entend pas la plainte qui, à la télévision, signale toujours la naissance du bébé. Elle dit : « Infirmière, infirmière ? » parce qu’elle veut qu’on lui assure que tout va bien, que le bébé va bien, mais l’infirmière ne la regarde pas, l’infirmière dégage son poignet qu’a attrapé Lala et ordonne à l’autre infirmière d’appeler le médecin et elle tient entre ses mains une chose qui ne bouge pas. Elle s’empresse de déposer le bébé sur une table éclairée par une lampe, où elle introduit un tube bulbeux dans ses narines, frictionne, compresse et écoute sa poitrine. Lala sait que ce n’est pas bon signe, elle ne veut pas regarder mais elle ne peut pas s’en empêcher et elle prie pour que le bébé vive car elle voit que les infirmières ont déjà baissé les bras et soudain, elle est furieuse contre Adan qui n’est pas là et après ce qui s’est passé, elle est persuadée qu’elle ne pourra plus l’aimer, et peut-être que ce bébé est la seule bonne chose dont Adan est capable, et elle veut que le bébé vive pour pouvoir lui donner tout son amour plutôt que de le donner à Adan.
Une autre infirmière entre précipitamment dans la salle, suivie d’un très jeune étudiant en médecine, et tous deux se dressent au-dessus de son bébé sur la petite table et le claquent, le palpent et le ponctionnent avec des tubes et des aiguilles jusqu’à ce que Lala entende un petit cri faible. Et ce n’est qu’une fois que Lala se met à geindre de soulagement que l’étudiant demande : « Elle est recousue ? » et l’infirmière qui a aidé à sauver Bébé répond : « Non » et revient vers elle et lui tapote le bras et dit que ça va, qu’ils font tout leur possible.
Le temps qu’ils terminent, Bébé est encore bleue mais elle respire, et ils l’enlèvent de la petite table blanche pour la montrer brièvement à sa mère avant de l’emmener. La pièce est silencieuse pendant que Lala se fait recoudre et planter des aiguilles et transfuser avec le sang de quelqu’un d’autre. Elle a froid et elle tremble et l’infirmière à la perruque roule en boule la chemise de nuit poisseuse de Wilma, la met dans un sac et prépare la salle pour un autre accouchement. Lala demande s’ils peuvent appeler Wilma pour l’informer que sa Stella a accouché et lui dire de venir, même si elle sait que Wilma ne viendra pas. Alors l’infirmière, pas impressionnée par le fait que Lala appelle sa grand-mère par son prénom mais radoucie à l’idée qu’elle a apparemment réussi à conjurer le sort, répond d’accord mais le bébé n’aura probablement pas droit aux visites dans l’immédiat. Son ton suggère que le bébé ne verra peut-être jamais aucun visiteur.
Elle laisse Lala dans la pièce froide et silencieuse, allongée sur le dos avec les jambes encore écartées, sans aucune sensation à l’intersection des cuisses, et ça n’a rien à voir avec le bonheur sur les posters de la clinique, ou dans les pubs à la télé ou sur le visage des touristes fortunées qui se promènent avec leurs nouveau-nés à Baxter’s Beach. Elle prend au contraire conscience qu’elle vient de livrer un autre être vivant à l’obscurité, que la naissance est une blessure et que mettre le bébé au monde l’a marquée à vie, et lorsque l’infirmière lui propose d’aller voir son bébé aux soins intensifs, elle secoue la tête pour dire non et l’infirmière fait claquer sa langue tsk tsk et Lala pense à Adan qui n’est pas revenu, et elle se demande s’il est retourné chercher le pistolet mais elle garde la bouche fermée parce qu’un reste de cri s’y trouve encore.
Parution : 18 août 2021 – Éditeur : Calmann-Lévy – Pages : 368
Lala vit chichement dans un cabanon de plage de la Barbade avec Adan, un mari abusif. Quand un de ses cambriolages dans une villa luxueuse dérape, deux vies de femmes s’effondrent. Celle de la veuve du propriétaire blanc qu’il tue, une insulaire partie de rien. Et celle de Lala, victime collatérale de la violence croissante d’Adan qui craint de finir en prison. Comment ces deux femmes que tout oppose, mais que le drame relie, vont-elles pouvoir se reconstruire ? Derrière des paysages caribéens idylliques, un intense et poignant portrait de femmes blessées depuis des générations. Renversant de grâce et d’émotions à vif, Et d’un seul bras, la soeur balaie sa maison est un premier roman déchirant qui prouve que l’héritage des traumatismes est tenace, mais pas toujours irrémédiable.
Catégories :Un livre, un extrait...
Il me tente beaucoup celui-là !!
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Je viens de le terminer et il est franchement pas mal 😉
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