
– Vos examens sont parfaitement normaux, mademoiselle. Votre prise de poids n’est donc pas due à un déséquilibre thyroïdien.
Toi qu’on appelle « spaghetti » ou « fil de fer » depuis toujours, tu ne reconnais plus ton corps. Tes jambes portent les traces des coups que tu t’infliges sans cesse en te heurtant aux meubles, au montant des portes, au détour d’une table ou d’un bureau. Comme si tu n’avais plus de contours précis, comme si ta peau est devenue épaisse et molle vomissait les flots de graisse qu’elle ne parvenait plus à contenir.
Les mots du spécialiste que tu es lieu consulter ne sont pas une surprise. Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’un miracle allait se produire ? Qu’il allait t’annoncer qu’il y avait une bonne raison à ta transformation, une raison médicale, de celles qu’on peut traiter avec logique et méthode ? Un motif, un diagnostic, sans rapport avec les monstrueuses quantités de nourriture dont tu te gaves depuis des années ? Allons… Ça, c’est ce que tu racontes à qui veut l’entendre – à tes amis, à ta mère, à celui que tu aimes. « J’ai sans doute un déséquilibre hormonal, tu sais. » « Ce que je mange est sans proportion avec ces vingt-cinq kilos pris en six mois à peine. » Tu annonces haut et fort que, bien sûr, tu vas chercher l’explication, investiguer pour découvrir les causes mystérieuses de ce mal qui te ronge soudainement. Tu n’as jamais été grosse, non, ce corps révoltant, ce n’est pas toi. Ça ne peut pas être toi.
Ce qui t’est familier, en revanche, c’est la sensation de vide, l’angoisse qui te dévore de l’intérieur et qu’il faut combler, combler sans s’arrêter, combler au-delà de la nausée et du mal-être. Pour avoir, l’espace d’une seconde, l’impression d’être pleine à craquer. Mais la barrique immédiatement se vide. Il faut la remplir à nouveau. Ouvrir grand la bouche, enfourner tout ce que tu trouves, très vite, sans même mâcher tant l’urgence est immense, forcer la barrière de la gorge qui se serre, violer l’œsophage brûlé par l’acidité des reflux répétés, pour, enfin, bourrer ton estomac distendu du plus de nourriture possible, jusqu’à ce qu’il te fasse mal. Là, quand tu le sentiras gonflé comme une baudruche prête à crever, là seulement commencera la vraie punition. Tu ouvriras le frigo, le placard, les tiroirs. Et tu recommenceras. Encore et encore jusqu’à ce qu’il n’y a plus rien à avaler. Jusqu’à ce que la fatigue te terrasse et te fasse rouler sur le côté comme un animal.
Tu aimerais que, comme avant, comme toujours, il n’y paraisse rien. Mais ce n’est plus possible. Depuis quelque temps, ton corps a décidé de se répandre. La tache invisible s’étend et te déforme, elle se voit, elle se mesure, elle se pèse. Quatre-vingts kilos. Quatre-vingt-dix. Cent dix. Tu te caches pour manger, mais les conséquences, maintenant, tout le monde peut les voir. La honte s’affiche au grand jour. Et elle ne te laisse pas une minute de répit. Tu ne distingues plus, dans les yeux des autres, que le reflet de ces amas flasques qui t’enlacent, te cuirassent. À la taille, sous le menton, dans le cou, derrière les genoux. Les miroirs comme
les regards te sont insupportables. En permanence, dans ton crâne, le long de tes os, une vibration résonne en arrière-plan, comme un acouphène qui est là pour te rappeler en continu ta monstruosité. La graisse se développe, elle bâille autour de tes yeux, elle pousse à l’intérieur de tes joues. Est-ce que tu arrives toujours à parler normalement ? Les autres perçoivent-ils le son de ta voix, étouffé par cette substance qui colle à l’intérieur de ta bouche ? « Puce, tu vas tout de même pas rester dans cet état ! » « Moi, je te ferais hospitaliser », dit une amie de ta mère, horrifiée de voir ce que tu es devenu. « Quel gâchis ! tu étais si jolie, Alice ! » Elles sont pourtant loin du compte. Elles ne savent pas les nuits passées à manger depuis l’enfance, la violence des ingestions forcées jusqu’au dégoût, les stratagèmes pour engloutir et engloutir encore, sans que personne ne le sache. Les mots te transpercent. Mais aucun ne peut te faire aussi mal que ceux que tu assènes à chaque instant.
Comment vivre avec en soi un ennemi qui a pris possession de son corps ? Combien de temps encore pourras-tu supporter qu’il fasse craquer les coutures de ta peau ? Tu as vingt ans. Tu penses que tu ne survivras pas longtemps à cette épreuve, à l’exposition répétée de ta souffrance qui suinte et se déverse, kilo après kilo. Tu te trompes.
Parution : 18 août 2021 – Éditeur : Calmann-Lévy – Pages : 208
Alice a cinq ans, six ans, sept ans, onze, quinze, vingt-cinq… Elle vit intensément chaque rencontre, chaque bain de mer, chaque instant. Et la rage bout en elle, une rage compacte qui explose par intermittence quand elle ne la retourne pas contre elle-même. Ses parents ont divorcé. Ballottée d’un foyer à l’autre, elle endure en apnée la présence de ses beaux-parents: la cruauté d’une belle-mère jalouse, l’alcoolisme d’un beau-père brutal. Nulle part, elle n’est en sécurité. Ce qu’Alice cache, y compris derrière sa soif de vivre inextinguible, ce sont les violences qu’elle subit au quotidien. Car toutes ces années, Alice se tait.
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