
Je m’étais laissé conduire à cette guerre comme un agneau à l’abattoir. Et une fois pris dans un uniforme d’agneau, il était inutile d’esquiver mes responsabilités d’agneau. Les agneaux ne sont pas innocents, ils sont idiots. Que dis-je un jour à Marcus Garvey ? « Moi, je ne serais jamais allé au Congo ». Mensonge. Il n’était pas possible d’imaginer une tuerie générale plus grande que cette guerre, et au cœur même de l’Europe. Le Congo n’était pas un lieu, le lieu, c’était nous. Le jour où je m’enrôlai, je devins le Marcus Garvey qui tendait la main pour que les frères Craver y mettent des bâtons de dynamite. Il lançait les bâtons un par un, je dirigeais des canons de gros calibre vers leur objectif. Qu’est-ce qui était pire, en réalité ?
Je superposai les deux raisonnements. J’aurais dû le comprendre plus tôt. Si j’acceptais mon avenir comme docteur Flag, si je renonçais à la littérature pour me consacrer, simplement, à écrire des feuilletons, ce que je faisais, c’était grossir les rangs de la résignation humaine. Chaque bon livre que je n’écrirais pas serait comme un clocher détruit. Je le compris et me dis : « Merde à Flag, je ne suis pas un nègre de Flag, je ne veux pas être Flag. Ce que je dois faire, c’est retourner à la maison et écrire le livre, le récrire mille fois, et mille autres fois, si nécessaire, avant de produire un grand livre. »
Ce fut ainsi que j’arrivai au septième et dernier jour de mon passage sur le front. Je ne l’oublierai jamais. J’étais à l’intérieur d’un trou qu’avait fait un obus de gros calibre. Il avait la forme d’une saucisse et il était plus gros qu’un préau d’enfants de l’école maternelle. Il recommençait à pleuvoir. Je m’installai comme je pus dans le fond de ce cratère lunaire. Cette nuit-là, un violent duel d’artillerie avait éclaté entre les deux parties. Comme je me trouvais à mi-chemin entre les positions anglaises et allemandes, les projectiles des deux côtés décrivaient une parabole juste au-dessus de ma tête. Ce spectacle pyrotechnique possédait une beauté inégalable qui rivalisait avec un phénomène naturel. Quelle longue nuit. J’étais sous une cloche de feu et en même temps il pleuvait, il pleuvait plus que jamais. Des bords du plateau de mon casque, tombaient des cascades d’eau. Je n’ai jamais été trempé comme ce jour-là. La seule chose que je pouvais faire était de me recroqueviller comme un enfant qui se protège, entourant mes jambes de mes bras.
Je ne pouvais pas bouger, je ne pouvais qu’attendre, je passai donc le temps à penser à elle. Au début, je tentai de reconstruire jusqu’au dernier détail de sa main. La blancheur mate de la peau, les six doigts, des ongles qui entraient extraordinairement dans la chair, jusqu’à la première articulation du doigt. Je peux encore me voir : enroulé comme un fœtus au fond de cette flaque de boue, les vêtements trempés, les bras croisés et un rideau de pluie tombant sur les bords de mon casque. Je pensai ensuite au clitoris d’Amgam. Marcus n’en avait jamais parlé. Comment pouvait-il être ? Aussi blanc que le reste de sa peau ? Pourquoi n’aurait-il pas été noir, aussi noir que ses yeux ? Rouge ? Bleu ? Jaune ? Dans le livre, naturellement, je ne parlais pas du clitoris d’Amgam. Trop obscène. En revanche, pendant que je pensais au clitoris d’une femme tecton, les projectiles de toute l’artillerie des armées anglaise et allemande se croisaient au-dessus de ma tête.
Parution : 3 septembre 2007 – Éditeur : Actes Sud – Pages : 448 Genre : roman historique, suspense
1914. L’Empire britannique est à son zénith et Londres s’apprête à subir les foudres du Kaiser. Thommy Thomson œuvre dans l’ombre pour un plumitif mégalomane quand un avocat lui propose un marché insolite : écrire l’histoire de son client, Marcus Garvey, un gitan accusé d’avoir assassiné au Congo les fils du duc qu’il servait. Publié avant le procès, le récit concourt par son immense succès à sauver de la potence celui que tout accuse. Il met au jour le détail de l’expédition enragée de deux aristocrates qui s’enfoncent dans la jungle congolaise jusqu’aux confins du monde, aiguillonnés par la fièvre de l’or. Avec Marcus, ils vont mener la première guerre verticale de l’histoire contre une armée insolite surgie des entrailles de la terre. Par convoitise pour une de ces créatures, les hommes ouvrent la boîte de Pandore et les intenses tropiques débrident ceux qui ne savent plus tenir leur rang. Les sang-bleu se révèlent de fieffées canailles et un pauvre domestique s’érige en sauveur de l’humanité. Dans cette aventure qui semblait établir le triomphe de la justice des hommes, tout n’est que chimère ; seule la fiction y gagne des lettres de noblesse.
Catégories :Un livre, un extrait...
Votre commentaire