Un livre, un extrait… Seul le mensonge est vrai de Malik Sam

Prologue

Désert du Ténéré, nord-ouest du Niger

Juin 2012

À la fin du jour, le vent avait transformé leurs corps en monticules de poudre orangée. Une prière chuchotée, quelques gémissements parfois, et c’en était fini. Ils partaient sans faire de bruit. Les enfants s’éteignaient en premier. Les parents suivaient, résignés. Les mères ne pleuraient plus, leurs paupières collées et les yeux secs, toute l’eau du corps partie.

Le vent, lui, poursuivait son travail de sape. Il prenait son temps. Depuis des millénaires, ses rafales rognaient la roche, transformant les montagnes les plus hautes en caillasse tranchante, puis en poussière. Cette source était tout leur espoir. Mais, à leur arrivée, ils n’avaient pu que constater le désastre. Le puits était à sec depuis plusieurs mois. Ils avaient déposé les ballots, déroulé les tapis, et sorti les vivres des 4 × 4. Ils s’étaient comptés. Vingt-deux. Hommes, femmes et enfants confondus. Puis, ils s’étaient installés à l’ombre des Toyota poussiéreuses. Les secours n’allaient pas tarder, avait dit le passeur touareg. Il suffisait d’attendre.

Ils étaient partis d’Agadez, au nord du Niger, cinq jours auparavant dans un convoi de pick-up qui devait les mener à Sebha, une oasis du sud de la Libye. Habituellement, il ne fallait que quelques jours pour parcourir les neuf cents kilomètres qui séparaient les deux villes, mais l’harmattan s’était levé, peu après leur départ, brouillant les traces de pneus qu’ils suivaient sur la route de Kadhafi. La tempête de sable les avait éloignés des autres véhicules du convoi et ils avaient tourné en rond pendant une journée entière. Des problèmes avec le GPS, disait le passeur. Un radiateur avait crevé sur l’un des deux pick-up. Ils avaient réparé tant bien que mal et poursuivi leur route.

Allah Maana — Dieu est avec nous, répétait le Touareg.

Il n’y avait rien à craindre. C’était un petit homme à la conduite irascible. Le nez au ras du pare-brise, il pestait depuis leur départ d’Agadez. Il maudissait tout à la fois les cailloux, les bandits Toubous et les militaires nigériens. Le commerce des migrants, autrefois si lucratif, était devenu dangereux. Avec l’argent des Européens, les garde-frontières s’étaient renforcés. Ils avaient plus de camions, plus d’hommes, plus d’hélicoptères. Mais le Touareg remerciait le Seigneur. Dieu était généreux avec lui. Depuis le début de la guerre en Libye, les tarifs des transferts avaient triplé. Chaque jour, plus de clients débarquaient des bus sur le marché d’Agadez. Bientôt, il serait un homme riche et respecté. Son second, un colosse en veste militaire camouflage, hochait la tête en silence. Un chèche enroulé autour du visage, et des lunettes de soleil à la monture plastique blanche. Une kalachnikov à la crosse entourée de gaffer bleu reposait sur ses genoux. À chaque arrêt, il s’isolait dans les dunes, et revenait en reniflant, le regard fixé sur les femmes les plus jeunes.

Les véritables ennuis avaient commencé dans les ravins du massif de l’Aïr. Les pierres tranchantes avaient fait éclater un pneu sur le premier véhicule. Ils avaient bivouaqué dans une gorge écrasée de soleil, changé la roue, et ils avaient repris la route. Au milieu de la nuit, une seconde crevaison les avait stoppés plus loin. Cette fois, les hommes valides avaient poussé le 4 × 4 sur les derniers kilomètres jusqu’au puits asséché.

Depuis, ils attendaient.

En milieu de journée, le passeur avait regroupé les migrants. Avec son second ils allaient chercher un mécanicien. Les voyageurs devaient rester près du point d’eau et garder le tout-terrain en panne.

You stay here, avait-il dit. I come back.

Ils n’étaient jamais revenus.

Plus un souffle de vent. Hébétés de chaleur, les passagers survivaient au milieu des mouches et des odeurs de putréfaction. Ils n’avaient pas pu sortir les pelles accrochées à l’arrière du 4 × 4 pour protéger les cadavres du soleil. La force leur en avait manqué. La posture de la petite dernière intriguait, tombée face contre terre, les fesses en l’air. Et l’autre, comme assoupie, une enfant de seize ans à peine. Adossée contre la roue de la Toyota, le menton sur la poitrine. Les jambes repliées sous elle. Paumes ouvertes. Des baskets sales à trois bandes dorées aux pieds. Le sable recouvrait déjà une moitié de son visage d’un voile blanchâtre de kaolin.

À l’aube du deuxième jour, ils n’étaient plus que six. Deux jeunes silencieux et quatre hommes hagards, étendus à l’ombre du 4 × 4. Ils étaient au-delà de la soif. Les yeux collés, les lèvres gercées, le gosier et la gorge râpés par la poussière. Ils ne pensaient plus qu’à l’eau. Les premiers signes de déshydratation étaient apparus vers midi. Céphalées. Vision troublée, délires.

Respirer leur arrachait les poumons. L’un des hommes appelait sa mère en continu d’une voix faible. Enfin, il se tut. Le silence retomba. On croyait entendre le soleil grésiller sur la roche. Dans l’après-midi, les quatre survivants pouvaient à peine se soulever. Ils avaient secoué les gourdes et tordu les bouteilles en plastique. Leurs bras pendaient inertes. Ouvrir les yeux était un effort insurmontable. Ils divaguaient. Des images de la vie d’avant, des mirages, tout se mélangeait. Ils entendaient les voix des disparus. Rendu fou par le manque d’eau, l’un d’eux se leva à grand-peine. Il articula quelques mots, s’avança. Et il s’effondra, d’un coup, tête la première. Il ne bougeait plus maintenant. Les trois autres avaient levé les yeux brièvement. Aucun ne lui avait porté secours.

Une seule pensée. Tenir, encore une heure. Tenir, jusqu’à la nuit.

Ce fut un bruit lointain, d’abord. Puis un vacarme assourdissant.

Les nuées de sable soulevées par les pales de l’hélicoptère envahirent l’horizon. L’appareil, une Gazelle de l’armée nigérienne, tournoyait au-dessus des corps inertes. Elle se posa, légère, émergeant d’un nuage de poussière, et quatre soldats en descendirent.

À la vue des cadavres, le premier partit vomir à l’écart. Le second s’arrêta, interdit. Le troisième se passa les mains à plat sur le visage et murmura une prière. Leur lieutenant, un militaire de carrière d’une quarantaine d’années, s’assit lourdement sur un ballot de vêtements, tandis que ses hommes s’affairaient au milieu des corps. Il était un bon croyant et il avait souvent côtoyé la mort, mais il ne s’y faisait pas. Chaque fois, il lui semblait que Dieu s’acharnait.

À la fin du sixième jour, quand les soldats les trouvèrent, ils n’étaient plus que deux survivants. Le chauffeur et un jeune clandestin.


Parution : 04/01/2024 – Editeur : EYROLLES – Pages : 364 pages – Genre : transidentité, migrants, drame

Sorcière voleuse d’âme pour les uns, farouche et frêle victime pour les autres, Nour est simplement une jeune femme qui rêve de pouvoir un jour être elle-même. Forte de sa différence, elle sait qui elle est, et ce qu’elle veut. Fuir le Bénin, traverser le continent jusqu’à la Lybie. Obtenir les papiers. Passer coûte que coûte. Mais le périple vers le Nord est long et les démons guettent. Sur son chemin surgissent des hommes sans foi ni loi. Elle est prête à jouer avec leurs armes, à se faire plus impitoyable que le pire des leurs. Avant d’atteindre la dernière mer à franchir, elle devra durcir son coeur, endurer la faim, la solitude et l’abandon. L’espoir n’a pas de prix.

D’une voix de conteur où chaque phrase tombe comme un couperet, Malik Sam retrace l’itinéraire d’une survivante. Ce roman initiatique aussi noir qu’expiatoire ne se lâche pas !


Ju lit Les Mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Membre the funky geek club – Contributrice journal 20 minutes –




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9 réponses

  1. Un roman puissant et difficile mais nécessaire !

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  2. Curieuse d’en découvrir ton futur avis ne connaissant pas du tout ce roman.

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  3. Merci Julie pour cette découverte. Un livre très fort certainement, au regard de ce prologue !

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  4. Merci Julie 🙏🏻
    Tristesse infinie, je note ce livre.

    Aimé par 1 personne

Rétroliens

  1. C’est lundi, que lisons-nous ? #21 – Ju lit les mots

Répondre à Céline C. Annuler la réponse.

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