Un livre, un extrait… Les hommes manquent de courage de Mathieu Palain

J’imagine que c’est l’image de ce tête-à-tête entre une mère et son fils qui m’a rappelé Marco. Je me suis excusée un instant pour récupérer mon téléphone au vestiaire et j’ai disparu dans le couloir. J’ai dû soupirer en me rasseyant car Mehdi m’a demandé si ça allait. J’aurais pu répondre « oui, oui », en forçant le sourire, mais je n’ai pas eu les tripes de faire semblant.

– C’est mon fils, Marco. Ça fait trois jours qu’il a déserté la maison.

L’air s’est chargé d’un poids désagréable. On n’était pas venues pour ça.

– Il ne va plus à l’école. Il ne m’écoute plus. Il veut se faire émanciper.

Mehdi a posé ses ciseaux sur une desserte débordant de brosses à cheveux. Il cherchait mon regard dans le miroir. Je sentais la boule de larmes dans mon ventre. Ça recommençait.

– Quel âge il a, ton fils ? a demandé la mère du marié.

– 15 ans.

– Ça fait jeune pour vivre à la rue.

– Il n’est pas à la rue. Il a une copine, il passe sa vie avec elle. Mais il a aussi des potes que je ne connais pas, des mecs qui ont le permis… Ce qui m’inquiète, c’est qu’il fume beaucoup de shit.

Mehdi s’est proposé de faire du café. J’étais la seule à en vouloir. Je l’entendais fureter l’intérieur d’une armoire à la recherche de filtres et je me demandais pourquoi j’avais ouvert les vannes comme ça, qu’est-ce qui m’avait poussée à me mettre à nu devant ces femmes que je ne connaissais pas et ce Marocain homosexuel qui me coupait les cheveux occasionnellement depuis dix ans sans que j’aie jamais ressenti le besoin de lui confier quoi que ce soit d’un peu personnel.

– Le lycée a fait une IP. Une information préoccupante. À cause des absences et de la drogue. Une prof d’histoire a trouvé que ça sentait l’herbe dans sa classe, et Marco avait un pochon dans son sac.

– Si c’est que ça, a soufflé Mehdi.

– C’est pas que ça. Je suis prof, moi, dans son lycée. Prof de maths. L’an dernier, je l’ai même pris dans ma classe. Pour l’avoir à l’œil, être au courant du programme dans les autres matières. Il arrivait toujours en retard, il disparaissait sous sa table et prenait dix minutes pour refaire ses lacets, il levait la main et m’appelait « maman », pour faire chier. C’était mon pire élève, j’étais obligée de le virer de cours…

– Ça veut dire quoi, « information préoccupante » ? a demandé Mehdi en posant une tasse fumante près de mon téléphone.

– Ça veut dire que mon proviseur a estimé qu’il fallait alerter les services sociaux. Donc je vais avoir une évaluation à domicile par une assistante sociale. Je l’ai appris par la CPE. « Je te préviens parce que c’est pas rien, tu pourrais perdre ton poste », elle me dit, cette connasse.

– T’entends quoi par « évaluation » ? a demandé la jolie brune.

– Ils viennent à la maison, ils regardent, ils posent des questions, ils vérifient que tu t’occupes de tes enfants, que tu ne les laisses pas à l’abandon, je ne sais pas ce qu’ils font. J’ai appelé la mairie pour leur montrer que je suis sur le coup, ils m’ont donné le numéro d’un centre dans le 12e, pour les addictions. Mais j’ai peur qu’ils m’enlèvent ma fille, Nora, et qu’ils la placent. Elle n’a même pas 4 ans.

– Ils ne placent pas les enfants comme ça, a coupé Samia.

La finesse de ses traits, le nez, le menton, les pommettes, contrastait avec l’épaisseur de cuisses qui semblaient lui avoir été greffées depuis le corps d’une autre.

– Je sais pas, j’ai murmuré. Je le sens pas.

– Mais il a fait quoi au juste, ton fils ? a lancé Mehdi. Parce que là t’en parles comme s’il avait tué quelqu’un.

Je ne savais plus par où commencer. J’obligeais Marco à un test urinaire par semaine mais il faisait pisser un pote à lui, et ça l’amusait de me voir débarquer dans sa chambre transformée en aquarium. Je recevais des mails quotidiens m’annonçant qu’il ne s’était pas présenté en cours ou qu’il avait écopé d’un rapport parce qu’il dormait sur sa table. Marco avait été sanctionné de deux avertissements, pour le travail et le comportement, et de trois jours d’exclusion après un conseil de discipline au cours duquel il avait frôlé le renvoi définitif. Mais à la rigueur, pour tout ce qui avait trait à l’école, j’arrivais à me dire que rien n’était perdu. Malgré un système scolaire détraqué qui produisait des dépressifs à la chaîne, il était encore possible de se reprendre. Non, ce qui me réveillait la nuit était le sentiment tenace, presque une certitude, d’avoir échoué aux deux seules missions que la vie m’avait confiées : celle d’enseignante, et celle de mère. Ce n’était plus choquant pour moi de me faire insulter. Marco avait intégré qu’il pouvait s’adresser à moi comme à n’importe lequel de ses potes. Ça avait débuté quelques mois plus tôt, en décembre.

Le commissariat du 1er m’avait appelée en classe parce qu’il avait volé des jeux vidéo chez Micromania. Je n’avais rien dit devant l’officier de police, rien non plus dans la voiture, mais en arrivant à la maison, je n’avais pas pu retenir ce qui butait contre mes lèvres. Je m’étais lancée dans un sermon inutile et enflammé, qui disait en substance qu’il allait dans le mur et qu’il me désemparait à force de prendre systématiquement les mauvaises décisions.

– Oh putain mais TA GUEULE !

Une seconde de silence. Puis ma main avait saisi un tabouret. Il avait manqué sa tête de peu. Avait rebondi contre la cloison. Creusé cinq trous dans le contreplaqué. Dans ses yeux, une lueur étrange s’était mise à briller. Alors c’est possible. Alors dans cette maison de fous, on peut se jeter des meubles au visage. Alors même de toi, ma propre mère, je vais devoir me protéger.

Nora regardait la télé. Elle s’était retournée. Elle avait attendu une seconde avant de rire aux éclats. Sur le coup, ça m’avait rassurée, mais le lendemain sa maîtresse était venue me trouver : « La journée s’est bien passée mais Nora n’était pas comme d’habitude, elle a lancé beaucoup de choses. »

Parution : 22 août 2024 – Éditeur : Iconoclaste – Pages : 288 – Genre : histoire vraie roman, drame, violence, prostitution, contemporain, rentrée littéraire

La vie de Jessie lui échappe. Elle n’y arrive plus avec Marco, son fils de 15 ans. Chaque discussion dérape : des cris, des fugues. Marco a disparu depuis trois jours quand, un soir, il l’appelle. Il est à une fête. Il faut que sa mère vienne. Tout de suite. Inspiré d’une histoire vraie, Les hommes manquent de courage est un roman bouleversant sur les secrets que l’on transmet à nos enfants sans le savoir



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17 réponses

  1. Il est accrocheur cet extrait.

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  2. Merci Julie pour cet extrait qui doit bien refléter le ton du roman. Je ne savais que c’était inspiré d’une histoire vraie. Intrigante la dernière phrase du résumé …

    Hâte de lire ton avis 😉

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  3. Un extrait qui m’a beaucoup touchée. On sent la détresse de cette mère devant son fils qui part en roue libre.

    Aimé par 1 personne

  4. J’ai hâte de découvrir ce livre !
    Merci Julie 🙏🏻

    Aimé par 2 personnes

Rétroliens

  1. Bilan lectures août 2024 – Ju lit les mots

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