— Garde tes distances ! Si jamais il revenait cette nuit, ne le laisse surtout pas entrer, ça le fera peut-être réfléchir. Je ne peux rien faire maintenant, ma Praline, il est trop tard. Le mieux, ce serait que tu ailles passer la nuit chez Lola, pour ne pas rester seule. J’essaierai de venir te rejoindre demain, dans la matinée. Garde ton portable sur toi, que je puisse te joindre à tout moment. Quoi qu’il en soit, évite tout contact avec lui et, surtout, n’écoute pas ce qu’il dit. Tu m’entends ? N’accorde aucun crédit à tout ce qu’il pourrait te dire ! Parfois les hommes ressemblent étrangement aux bêtes : lorsqu’ils sont blessés, ils mordent.
Marie réitéra ses recommandations d’une voix ferme. Puis, après avoir échangé plus tendrement quelques formules d’adieux et de réconfort, elle raccrocha le combiné du téléphone. Dehors, il se remit à neiger. L’inquiétude lui sangla la poitrine, intensifiée par cette impuissance à agir, cette obligation de devoir attendre le matin avant de pouvoir intervenir. Elle trottina vers la cuisine à petits pas feutrés puis, serrant une tasse de café entre ses mains afin de réchauffer ses doigts engourdis, elle s’installa dans le fauteuil à côté du poêle à charbon, persuadée qu’il était inutile de regagner son lit et que la nuit la garderait éveillée. Pourtant, une heure plus tard, elle somnolait déjà.
Ce n’est que vers minuit que le carillon de la porte d’entrée la sortit de sa torpeur. Marie se redressa vivement et, surgissant des brumes du sommeil, s’étonna d’être encore dans sa cuisine à une heure qui, d’ordinaire, la trouvait dans ses draps. Cette visite inattendue la surprit également, elle n’avait plus l’habitude d’être saluée à d’autres heures que celle du thé.
Au deuxième coup de sonnette, son cœur s’emballa dans sa poitrine. À coup sûr, l’intrus ne pouvait être porteur de bonnes nouvelles. Pas à cette heure.
Hébétée, Marie ne sut que faire. Ouvrir en plein milieu de la nuit n’aurait assurément pas été prudent. À cinquante-sept ans, elle n’était qu’une femme usée, incapable de se défendre en cas d’agression. Et la maison étant isolée, aucun voisin ne pourrait venir la secourir si elle appelait à l’aide.
Bientôt, « on » délaissa la sonnette pour des coups violemment frappés contre le battant. Elle s’extirpa de son siège en gémissant avant de se diriger d’un pas peu assuré vers le hall d’entrée.
— Qui… Qui est là ? demanda-t-elle d’une voix trop effrayée à son goût.
« Ouvre ! », lui répondit-on avec force. « Ouvre ou je défonce la porte ! »
Cette voix !
Cette voix, Marie l’aurait reconnue entre toutes. Elle se mit à trembler sous son châle, de froid autant que d’émotion, sachant déjà que le moment qu’elle redoutait depuis tant d’années était arrivé. Oui, il était là, derrière la porte, à quelques mètres à peine, et elle ne pouvait désormais plus rien faire pour l’éviter.
Lorsqu’elle ouvrit enfin, elle se figea, effarée.
— Que… Que fais-tu ici ? balbutia-t-elle.
— J’ai à te parler !
L’homme pénétra dans la maison, sans attendre que la femme l’y invite. À regret, Marie ferma la porte tandis qu’il se dirigeait déjà vers le salon.
— Viens plutôt dans la cuisine, il y a du chauffage.
Elle avait dit ça gentiment, presque tendrement, et regretta aussitôt de se montrer si faible. Comme pour se reprendre, elle ne lui proposa pas de café. L’homme prit place sur une chaise, nerveux, l’œil aux aguets. Ils restèrent quelques minutes sans mot dire, s’épiant avec méfiance. Et tandis qu’elle reprenait place dans son fauteuil, il la toisa d’un regard inquisiteur.
— Je veux que tu lui dises toute la vérité.
— Jamais !
Marie avait presque crié, conférant à sa réponse un point de non-retour qu’elle espéra définitif et indiscutable. La mâchoire de l’homme se crispa en un rictus qui devint haineux puis, d’un geste agacé, il croisa résolument les bras sur sa poitrine sans cesser de la défier.
— Si tu ne le fais pas, c’est moi qui le ferai.
— Je t’interdis !
Elle venait de se redresser d’un bloc, toute droite tendue de menaces aussi vaines que dérisoires. L’homme ne put d’ailleurs s’empêcher d’esquisser un sourire moqueur.
— Tu ne m’interdis rien du tout ! Je suis venu te chercher. On va chez elle tous les deux et tu lui racontes tout depuis le début. Devant moi.
Marie s’affaissa lentement sur elle-même.
— Laisse-moi un peu de temps, murmura-t-elle.
— Rien du tout. Du temps, tu n’en as déjà eu que trop !
Elle courba la tête.
— À quoi cela te servira de remuer tout ça ? marmonna-t-elle d’un ton faussement indifférent. Laisse-la tranquille avec nos histoires…
— C’est pas mes oignons. Tout ce que je veux, c’est qu’elle sache. Et c’est toi qui vas le lui dire.
Marie ne broncha pas. Elle se tint immobile, voûtée dans son fauteuil comme si elle n’allait plus en bouger.
— Maintenant ! précisa-t-il.
Alors elle se leva sans plus faire d’histoire.
— Je suis prête, soupira-t-elle en levant les yeux vers lui.
Ils se dévisagèrent un court moment. Et de voir le vert de ses yeux si clairs le fit tressaillir. Il eut un mouvement d’hésitation avant de se reprendre bien vite, comme si un imperceptible danger le menaçait.
— Marie…, chuchota-t-il.

Elle haussa les épaules en détournant le regard.
— Allons…, grommela-t-elle, agacée. Ça devait arriver un jour ou l’autre.
Et sans plus le regarder, elle prit le chemin du hall d’entrée dans lequel elle se vêtit de son manteau et s’empara de son sac à main. Elle s’effaça ensuite pour laisser l’homme la précéder.
Juste avant de sortir à son tour, elle ouvrit son sac duquel elle extirpa une épaisse enveloppe, qu’elle tint quelques instants entre ses mains fébriles. Marie ferma les yeux. Portant la missive à ses lèvres, elle la respira longuement avant d’y déposer un baiser. Puis elle la posa sur le buffet, bien en évidence.
Alors seulement, elle sortit de la maison et referma la porte derrière elle.
Route nationale.
La voiture file, marquant la neige de ses sillons, et le bruit du moteur ronronne tandis que, balayés par la lumière des phares dans un faisceau circulaire, les arbres défilent de part et d’autre de la route. Dans l’habitacle, personne ne dit mot.
Un peu plus loin, la voiture atteint le sommet de la colline qui mène à l’autoroute. Elle s’engage sans précipitation dans la descente, freine légèrement jusqu’au premier virage, puis reprend un peu de vitesse. Au deuxième tournant, plus abrupt, les freins crissent un peu, mais très légèrement, comme le bruit d’un insecte qui chante un soir d’été. Le prochain coude approche, inévitable, tandis que le véhicule reprend son équilibre, bien stable, sans rien brusquer. Marie inspire une grande bouffée d’air, profondément. L’homme accélère à peine, s’apprête à virer…
Elle s’est jetée sur lui en silence, saisissant le volant d’une main pendant que l’autre s’agrippe frénétiquement au cou de l’homme avant de le repousser avec violence contre le dossier du siège. Surpris, il lâche les commandes sans même comprendre ce qui se passe, à l’instant précis où elle braque le volant vers la droite. Cela ne dure qu’un temps infime, l’espace d’une seconde durant laquelle la voiture quitte la route avant de s’envoler par-dessus la colline et les plaines vallonnées, longtemps, longtemps, et vient s’écraser avec fracas dans un champ en friche. Après, il y a ce silence figé, glacial, pas même un écho, même pas un cri. Juste la carcasse fumante du véhicule, débris de vitres, sièges défoncés, membres brisés, et quelques gouttes de sang qui, déjà, maculent la neige.
Le moteur n’a explosé qu’un peu plus tard, et la voiture s’est rapidement embrasée, mais presque sans bruit. On percevait seulement le crépitement des flammes. Et cela faisait penser, si l’on fermait les yeux, au ronron d’un feu douillet dans une cheminée, si ce n’est l’odeur de chair brûlée qui s’élevait dans les airs.
Parution : 28 août 2024 – Éditeur : Le Masque – Pages : 288 – Genre : policier, polar, littérature française, thriller psychologique
1930. Dans un petit village de la Drôme, Madeleine est contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime pas. Mais il meurt subitement, et lorsqu’elle est retrouvée assassinée en compagnie de son amant, les gens du village n’y voient que justice.
1960. Marie et Thomas s’installent dans la maison restée inhabitée. Ils y mènent une vie sans histoire, mais stérile. Dix ans après, Marie est enfin enceinte ; l’enfant qu’elle porte sera pourtant une véritable bombe à retardement.
1996. Manon quitte son village et décide à son tour de fonder une famille. C’est alors qu’un étrange personnage entre dans sa vie, jusqu’à devenir de plus en plus envahissant. L’existence de la jeune fille se retrouve bouleversée par les erreurs du passé.
Ju lit les mots
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C’est une bombe ce livre! Je le veux 😂
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Il me fait très envie aussi 🙂
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Avec un début pareil, tu m’étonnes!
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Je comprends 🙂 Si tu le lis j’espère qu’il te plaira 🙂
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J’espère.
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Ça pourrait me plaire. Verdict lors de ton article 🙂
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🙂
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La suite, la suite, la suite !
Ah, il faut lire le livre pour la connaître ! OK d’accord.
Bonne soirée, Julie.
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😂😇
Plus qu’à le lire !
Excellente soirée Jean-Louis
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