Un livre, un extrait… Ce qu’il restera d’eux d’Éloïse Cohen de Timary

Tunis, juin 1942

En fin d’après-midi, les ficus de l’avenue Jules-Ferry répandaient de larges flaques d’ombre où les oiseaux aimaient à se réfugier. On les voyait sautiller mollement, grappiller un vieux mégot ou quelques miettes, puis s’envoler ailleurs. Les rues étaient désertes et grésillaient sous la chaleur. Seuls quelques chiens errants trottinaient sans but, la langue pendante, s’arrêtant de temps à autre à l’abri d’un porche ou devant la terrasse d’un restaurant, attendant la bave aux lèvres qu’on leur jette un bout d’os à ronger.

Le cabinet d’ophtalmologie d’Anne Dormoy se trouvait au bas de l’avenue, au rez-de-chaussée d’un immeuble de deux étages. Une plaque à son nom indiquait qu’elle consultait tous les jours, à l’exception du jeudi ; elle ne prenait jamais de vacances. La médecine était pour elle une passion, une raison de vivre. Et c’était aussi, il faut le dire, une fierté. Elle avait bravé maints obstacles, s’était battue comme une lionne, et à force de travail et de ténacité elle était devenue l’une des premières femmes du pays à exercer cette profession.

Le patient qui entra était une connaissance de longue date. Plusieurs années auparavant, il avait failli perdre un œil – une infection due aux mouches – mais elle avait réussi à lui sauver la vue. Elle lui posa une main bienveillante sur l’épaule.

— Bonjour, Hassan. Entrez, je vous en prie.

Le vieil homme la salua en inclinant la tête avec respect. Il s’assit avec précaution, toussota. Il était toujours un peu impressionné devant elle. Après avoir ôté sa chéchia, il se passa machinalement la main sur le crâne comme à l’époque où il avait encore des cheveux.

— Comment ça va, docteur ? demanda-t-il après s’être raclé la gorge. La famille ? Les enfants ?

Anne Dormoy hocha la tête, le sourire courtois.

— Et vous, Hassan ? Quelles sont les nouvelles ?

Le vieil homme haussa les sourcils et, d’un geste las, frotta ses paumes sur ses genoux.

— C’est dur, dit-il avec un soupir. C’est pas facile en ce moment, vous savez.

Hassan tenait une boutique dans le souk, il vendait des costumes de mariage. Mais ces derniers temps, les clients se faisaient rares. À cause de la guerre, les gens se mariaient moins. Nettement moins.

— Mais qu’est-ce qu’on peut y faire ? ajouta-t-il en haussant les épaules. Rien, n’est-ce pas ?

Son cousin, lui, avait perdu toute sa récolte. Et l’un de ses voisins avait retrouvé sa femme morte dans son lit, alors que la veille elle était encore là debout sur ses deux jambes, à cuisiner et à l’engueuler parce qu’il rentrait trop tard. Hassan le savait bien, il y a toujours pire que soi. Il se mit alors à parler de Souleymane, son fils, et sa voix s’étrangla. Hassan essuya même une larme discrète, baissant la tête.

Son fils était parti deux ans plus tôt pour combattre en France, aux côtés du 4e régiment de tirailleurs tunisiens, et depuis, pas un jour ne passait sans qu’Hassan ne soit pris de vives douleurs à la poitrine. L’angoisse le tenaillait, le rongeait comme un poison. Il pensait à son fils sur le champ de bataille, il imaginait l’alcool qu’on le forçait à boire en quantité avant d’aller combattre, le porc qu’on lui donnait à manger en le traitant de bicot. Et surtout, il vivait dans la crainte de recevoir cette fameuse lettre officielle bordée de noir qui lui annoncerait la mort de son fils. Alors pour éloigner le malheur, il priait. Il priait beaucoup et essayait d’occuper ses journées comme il pouvait. À la boutique, il avait dégagé un coin pour mettre du matériel de couture et entre deux clients il faisait des retouches, des ourlets, raccommodait les culottes des gamins du quartier. Le reste du temps, il buvait du thé en quantité et fumait des cigarettes avec les autres commerçants du souk.

Anne se souvenait bien de Souleymane, elle l’avait connu tout petit. C’était un garçon très gentil et très beau. Il était né la même année que ses jumeaux à elle, Susie et Maximilien.

— Vous savez, docteur, tous les jours je prie pour qu’il revienne en bonne santé, dit Hassan tandis qu’Anne commençait à l’examiner.

Elle acquiesça silencieusement, puis lui instilla une goutte dans l’œil. Hassan tressaillit, remuant légèrement sur sa chaise.

— Et vous savez ce qu’on fera quand il rentrera ?

Anne suspendit son geste et le regarda avec intérêt, curieuse.

— La plus belle des fêtes de mariage, dit-il d’un souffle.

Il raconta que Souleymane porterait un costume traditionnel brodé d’or et de perles, le plus raffiné et le plus cher de sa boutique. Il aurait les cheveux enduits d’huile parfumée, des bijoux plein les doigts, du khôl sur les yeux ; on décorerait le patio de guirlandes de fleurs, et puis le soir, les lanternes s’allumeraient une à une et brilleraient comme des étoiles.

Hassan s’arrêta un instant, comme pour donner corps à son rêve. Tout lui apparaissait avec une netteté et une précision incroyables : la table couverte de pâtisseries au miel et de gâteaux aux pistaches, les musiciens jouant du mezoued ou de la darbouka, et puis les femmes en train de danser, faisant onduler leurs mains et tinter les bracelets.

Anne termina l’examen de routine puis, comme chaque fois, elle lui prescrivit ce dont il av

vait besoin pour dormir. Hassan replia soigneusement l’ordonnance et la glissa dans la poche de son vêtement.

— Merci docteur, dit-il en déposant sur le bureau un petit sachet de beignets au miel. C’est Yasmina qui les a faits pour vous ce matin.

Comme nombre de patients ces derniers temps, Hassan payait la consultation comme il pouvait. Anne avait l’habitude. Elle ne comptait plus les bouteilles d’huile d’olive ou les conserves qui s’accumulaient dans sa cuisine, et souvent, d’ailleurs, elle refusait.

Elle raccompagna Hassan à la porte et, au moment de le saluer, elle le retint d’un geste.

— Nous reverrons Souleymane bientôt, se surprit-elle à dire. Tenez le coup, Hassan.

Il hocha la tête, réajusta sa chéchia d’une main un peu tremblante. Il sembla chercher quelque chose à ajouter mais, finalement, eut simplement ce geste de poser sa main sur son cœur.

— À bientôt, docteur.

Anne s’accorda quelques minutes avant de recevoir le patient suivant. Assise à son bureau, elle tira du tiroir les portraits que Théo, son mari, avait peints lorsque les enfants étaient petits. Sur l’un, on voyait les jumeaux, Susie et Maximilien, qui devaient avoir quatre ou cinq ans. Ils portaient des vêtements clairs et un canotier sur la tête, et se tenaient par la main d’une manière si c

omplice qu’on devinait la force du lien qui les unissait. Rarement, pourtant, on avait vu des jumeaux si dissemblables. Ils ne se ressemblaient pas du tout. Autant Maximilien était grand et vigoureux, avec de belles boucles brunes, une peau couleur pain d’épices et un sourire conquérant, autant Susie était une enfant chétive, à la peau étonnamment pâle, avec cette sorte d’inquiétude triste dans le regard.

Anne attrapa le sachet de beignets qu’Hassan avait apporté et mordit dans l’un d’eux. Le goût de gras l’écœura vaguement, mais elle se força à en reprendre une bouchée comme si la sensation allait disparaître une fois son palais habitué.

Sur l’autre portrait, Ferdinand, le benjamin de la famille, portait un uniforme d’écolier et son cartable sous le bras. Anne s’en souvenait parfaitement, c’était sa première rentrée scolaire. Elle n’avait pas pu être là à cause d’un patient à opérer en urgence, alors c’est sa grande sœur Susie qui l’avait accompagné jusqu’au portail de l’école ; Ferdinand n’avait pas compris pourquoi.

Ce jour-là, comme pour se faire pardonner, Anne avait expliqué à Ferdinand qu’elle lui avait donné le même prénom que le Dr Monoyer, inventeur de l’échelle utilisée pour tester la vue des patients et affichée dans tous les cabinets d’ophtalmologie. Elle lui avait montré que les lettres de son prénom apparaissaient sur la droite de l’affiche, du grand « F » jusqu’au « D » minuscule. Et chaque fois qu’elle l’utilisait, avait-elle encore expliqué à son fils, elle pensait à lui.

Comme tout cela lui paraissait loin désormais. Ferdinand avait fêté ses quatorze ans et elle n’avait rien vu venir. Anne rangea les portraits dans son tiroir, le cœur soudain à l’étroit, et jeta un œil vers la fenêtre. Le feuillage des ficus, dense et touffu, laissait par endroits filtrer de brefs éclats de soleil.

Anne songea qu’elle n’aurait pas dû dire à Hassan que son fils allait revenir bientôt ; ce genre de choses pouvait porter malheur. Elle referma le sachet. Le beignet lui avait laissé un goût de moisi dans la bouche. Mais peut-être lui avait-elle dit cela car, au fond, elle partageait la peine du vieil Hassan ; elle aussi vivait avec un fils absent. Maximilien avait seize ans lorsqu’il avait claqué la porte de la maison et disparu de leur vie. C’était un jour de juin 1934, il y a 8 ans déjà.


Parution : 2 octobre 2024 – Éditeur : JC Lattès – Pages : 336 – Genre : contemporain

Tunis, 1942. Anne Dormoy est l’une des premières femmes médecins du pays. Passionnée, dévouée à ses patients, elle vit pourtant avec une blessure secrète : son fils aîné, révolté contre la société coloniale, a rompu avec sa famille depuis des années. Un soir d’été, alors que la guerre prend un tour nouveau en Afrique du Nord, il réapparaît.
Cette fresque foisonnante et sensible, qui s’étend jusqu’à l’indépendance du pays, retrace le destin d’une famille prise dans la tourmente de l’Histoire. Amours contrariées, désillusions, tempêtes de l’exil : Anne et les siens devront chacun trouver leur chemin dans un monde qui leur échappe.
Traversé par la lumière et la beauté de la Méditerranée, ce roman est aussi une ode aux récits qu’on se raconte pour préserver la mémoire de nos vies.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club




Catégories :Un livre, un extrait...

12 réponses

  1. Merci pour ce partage Julie. Une auteure que je ne connais pas. Très belle plume.

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  2. Un extrait plus que tentant!

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  3. Merci pour cet extrait !! 🙂

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