
22 juillet 2023,
Blue Hole, Dahab, Égypte.
Il s’y prépare depuis deux ans. Ou plus longtemps encore… Peut-être même depuis ce jour où, au terme de huit mois d’attente, il a poussé son premier cri, enfin libéré de la cavité chaude et humide dans laquelle il s’était épanoui au rythme des pulsations cardiaques de sa mère, hors du temps. Le cordon qui l’alimentait s’était enroulé autour de son cou, manquant l’étouffer alors que sa tête émergeait, toute gluante de plasma. Sans l’intervention de l’équipe médicale, Lukas n’aurait jamais respiré, jamais plongé les yeux au fond de ceux, tout attendris et fiers, de sa mère.
Il en a fait, du chemin, depuis cette irruption fracassante dans le monde. À bientôt vingt-huit ans, le regard incandescent, l’ancien miraculé s’apprête à plonger dans d’autres abysses. Le Blue Hole, un gouffre marin d’une profondeur de cent vingt mètres, situé dans une crique de la péninsule du Sinaï et surnommé « le cimetière des plongeurs ». Un trou béant creusé dans le récif corallien en pleine mer Rouge, à huit kilomètres de la petite ville de Dahab. Un spot de plongée incontournable, et pourtant l’un des plus dangereux.
On y dénombre plus de morts que sur l’Everest. Entre cent vingt et deux cents. Mais pour Lukas, homme-poisson né dans les gouttes de sueur d’une mère et d’un bassin d’eau salée, ces chiffres ne sont pas un noir présage. Bien au contraire, les championnats de Dahab restent l’occasion rêvée de se mesurer aux autres, et avant tout à lui-même. L’occasion de repousser les limites toujours plus loin. À l’infini.
« Fishman », comme on l’appelle aujourd’hui, n’était encore qu’à l’état embryonnaire lorsque sa mère, Ana Berger, qui ne se savait pas enceinte, avait remporté à vingt-trois ans son premier record de quatre-vingt-dix-sept mètres en apnée. Une voie toute tracée vers les profondeurs pour l’homme-poisson.
Chez les Berger, l’apnée est une affaire de famille et un héritage. La seule à y avoir échappé est Fiona, la sœur de Lukas. Elle a préféré tourner le dos à cette discipline mortifère, ébranlée par la mort de David, leur père, ici même, au Blue Hole de Dahab, puis par l’accident de décompression qui a valu à leur mère de passer le reste de sa vie sous assistance respiratoire, en fauteuil roulant, atteinte de lésions pulmonaires irréversibles.
Après plus de vingt records mondiaux, alors qu’elle tentait de battre celui de cent cinq mètres, détenu par une Japonaise, Ana Berger était remontée à la surface au bord de la syncope et avait réussi à tenir le temps que ses cent six mètres soient validés par les juges avant de s’évanouir. Une victoire qui lui avait coûté trop cher à vingt-huit ans, alors que, déjà orphelins de père, Lukas venait d’avoir cinq ans et Fiona sept ans.
Depuis ce jour, Ana Berger, qui espère depuis longtemps un donneur providentiel pour ses poumons abîmés, vit sa passion par procuration grâce à son fils et à ses victoires, dont elle ne perd pas une miette, les yeux rivés sur l’écran de sa tablette qui, connectée à la GoPro de Lukas, lui envoie en direct les images de chacune de ses plongées.
Elle le coache à distance, complétant ainsi le travail d’Amir, préparateur attitré de Lukas et fondateur de l’école de plongée du Blue Hole.
Ce matin, au départ de la descente, le Blue Hole attend Lukas, vertigineux, insondable, mortel. Le gouffre aquatique dans lequel Fishman s’enfoncera à la verticale de la lumière, en apesanteur, laissant derrière lui le plafond d’eau de la surface et, après quelques mètres, immobiles dans cette opalescence, les apnéistes de sécurité, ces anges sans ailes, le corps moulé dans du néoprène, bipèdes sur terre et palmipèdes dans l’immensité bleue. En réalité, seul un autre apnéiste peut comprendre ce qui est en train d’arriver au compétiteur en difficulté, capter la moindre faiblesse, évaluer le risque, percevoir le danger, le plus petit frémissement du corps de son protégé, parce qu’il sait qu’à partir de trente mètres, les poumons se ratatinent sur eux-mêmes et se réduisent à la taille d’un poing fermé. Après, ce sont l’endurance et le mental qui prennent le relais, grâce à une préparation quasi militaire en amont.
Assisté de deux apnéistes de sécurité lors de sa descente – l’un posté près de la surface et l’autre à une trentaine de mètres de profondeur, qui vérifiera une dernière fois les constantes de l’athlète –, Lukas longera le filin, sa ligne de vie, pieds nus, tête la première vers le néant, là où meurt la lumière. Là où c’est à l’intérieur de soi qu’il faut la chercher.
À cinquante-trois mètres, il se détachera du câble pour se diriger, horizontalement cette fois, vers le tunnel de l’Arche, cette cathédrale sous-marine taillée dans la roche qui pourrait, en une seconde, devenir son tombeau. Une fois qu’il l’aura atteinte, Lukas devra nager trente-deux mètres pour ressortir de l’autre côté, où l’attendra Amir, à l’extrémité d’un second filin. Il remontera le long de cette ligne de vie jumelle jusqu’à la surface grâce à une synchronisation infaillible. La caméraman assignée à la compétition captera quant à elle la performance qu’il est sur le point de réaliser, à partir de la sortie de l’Arche.
Alors qu’il se prépare, trois femmes s’apprêtent à regarder, avec la plus grande attention et l’angoisse au ventre, l’exploit tant espéré. Le record du monde d’apnée. Ana et Fiona Berger, mère et fille réunies pour l’occasion dans la maison familiale en Toscane où Ana est retournée vivre lorsque ses enfants ont quitté le nid. Veuf depuis une dizaine d’années, son père, Vittorio, s’occupe d’elle comme d’un trésor à préserver à n’importe quel prix. Une sorte de patrimoine national. Ce qu’elle est, d’une certaine façon. La troisième, Claire Torres, sur place à Dahab, apnéiste elle aussi et championne du monde en titre à vingt-cinq ans, partage la vie de Lukas Berger depuis cinq ans et sait mieux que personne ce qu’il éprouve en cet instant.
D’ordinaire, elle vibre de cette même soif des profondeurs, son corps immergé est soumis aux mêmes pressions, aux mêmes variations, entre gravité et apesanteur à subir et à vaincre. Elle brûle de ce même feu de l’extrême. Mais aujourd’hui, installée dans leur chambre d’hôtel, Claire se contente de regarder les images captées par la GoPro et retransmises sur l’écran de son ordinateur portable, tout en accompagnant son homme par la pensée et par le cœur. Il est essentiel qu’elle se concentre sur la technique et sur les mouvements de Lukas, en oubliant ses propres émotions.
Les jours et les heures précédant la descente, Lukas s’est astreint à des séances de yoga et de méditation. À présent, à 11 h 11 d’après sa montre-chrono, sous le regard rassurant d’Amir Bachiri qui lui prodigue les ultimes recommandations, il se sent prêt, déjà dans sa bulle. La voix de son coach ne lui parvient plus qu’à travers du coton. Creusant son ventre sous sa combinaison, il travaille sa respiration. Lentement. Avec précision.
Tout reposera sur ses capacités à respirer « au-dedans », comme le lui répète Amir avec son petit accent qui chante. « À la surface, c’est ton nez, ta bouche qui respirent, mais là, en dessous, à cette profondeur, c’est ta tête. » Si son père avait eu un préparateur comme Bachiri, peut-être serait-il encore vivant… À peine surgit-elle que Lukas chasse cette pensée qui ne fera que l’entraver et le ralentir. Là où il va, il aura besoin de tout son mental pour respirer et survivre.
Le seul bémol ce matin, c’est un changement de dernière minute. Après avoir ausculté Amir, la médecin en chef de la compétition l’a déclaré inapte à assister Lukas au second filin, à cause d’une arythmie. Une décision qui a contrarié les deux hommes, et particulièrement Bachiri. Cinq, quatre, trois, deux, un… De la plateforme flottante sur laquelle il est assis, concentré à l’extrême, Lukas bascule de tout son poids dans l’œil sombre et froid du Blue Hole, le corps tendu comme une arbalète, se servant de la gravité qui, peu à peu, diminuera, afin de descendre le plus vite possible. Un record en apnée ne tient pas seulement à la profondeur atteinte, mais aussi au temps de parcours. Dès le premier contact avec l’eau, chaque seconde devient aussi précieuse qu’un diamant.
Parution : 6 février 2025 – Editions : Fleuve – Pages : 544 – Genre : thriller, polar, policier, thriller psychologique
Une plongée dans les abysses du mal.
Sur les bords de la mer Rouge, en Égypte, Lukas Berger s’élance pour battre le record du monde d’apnée, un moment auquel ce jeune prodige s’est préparé toute sa vie. Devant lui s’ouvre le Blue Hole, un gouffre mythique réputé pour sa beauté autant que pour sa dangerosité.
Lukas n’en remontera pas. Il disparaît purement et simplement, comme si le gouffre l’avait absorbé. A-t-il dérivé ? A-t-il eu un malaise qui l’a entraîné vers le fond ? Mais alors pourquoi sa montre est-elle accrochée au câble qui le reliait à la surface ?
Quand, peu après, le corps mutilé d’un autre plongeur est découvert dans les profondeurs, cette fois la femme de Lukas en est persuadée : il ne s’agit pas d’un accident. Et chercher la vérité va faire émerger de bien sombres histoires…
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club
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L’extrait donne envie de poursuivre la lecture !
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😊
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