
Le soleil se couche derrière des aiguilles de verre et d’acier. En contrebas de mon appartement, les gouttes d’eau sèchent sur les fenêtres et irisent la lumière. Je vis au-dessus des nuages, épargné des simples bruines comme des tempêtes. Pourtant, en mon for intérieur, un cyclone fait rage. Pensées et souvenirs s’émiettent et se dispersent. Mon esprit est sujet à d’effroyables courants d’air.
Vivre là où la pluie ne tombe pas est d’autant plus troublant lorsque le climat joue de caprices dans les strates inférieures. En route pour le commissariat le plus proche, je ne me souviens pas d’avoir vu la mer de coton passer sous mes pieds. Je ne me souviens pas d’avoir entendu l’averse alors que je profitais du soleil sur mon balcon. Je ne me souviens à vrai dire plus de grand-chose, à commencer par mon nom. Quel chemin ai-je emprunté ? Depuis quand existe le poste de police dans lequel j’entre ? À quelle époque remontent les faits que je viens rapporter ? L’officier qui m’invite à m’asseoir a-t-il déjà versé du sucre dans mon café ? J’ai beau y mettre mon entière volonté, je lui souhaite bien du courage pour faire ressurgir quelques vérités de ma mémoire atrophiée.
La réalité s’apparente à un puzzle aux pièces manquantes, éparses, éclairé de trop de notes écrites par autrui et de trop peu de lucidité de ma part. L’agent derrière son bureau s’attelle néanmoins à y voir clair. Je l’observe, spectateur de mon propre égarement. Sa grande taille, exagérée par des cheveux noirs hérissés, fait paraître tout ce qui l’entoure trop petit : sa chaise, son bureau, son uniforme, même sa moustache. Ses yeux bleus sont froids, à l’image de son accueil. Il demande sur le ton de ceux qui pensent volontaire l’oubli des vieilles personnes :
— Ça s’est passé il y a combien de temps, alors ?
— Cinquante ?
— J’attends une réponse, pas une question. Cinquante quoi ? Cinquante ans ?
— Cinquante ans, oui. C’est ça. Il n’y a pas prescription ? rassurez-moi.
— Il n’y a jamais eu de prescription pendant la Seconde Humanité.
— C’est bien, c’est très bien ! J’avais peur que… ça reste impuni. Vous comprenez, je n’en dors plus depuis des jours.
— Ça vous empêche de dormir que depuis quelques jours ? Je rêve… Vous en étiez fier, avant ? Vous le racontiez à vos petits-enfants ?
— Que depuis quelques jours, oui. Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Je ne comprends pas.
— Ça fait cinquante ans, oui ou non ? Vous venez de me dire que c’était il y a cinquante ans !
— Moi, j’ai dit ça ? Qu’est-ce qu’il s’est passé il y a cinquante ans ?
Il sort de ses gonds et crie plus qu’il ne parle. J’en suis responsable, je le sens. Ma tête me fait faire des choses malgré moi, comme elle m’en fait oublier un tas que j’aimerais faire.
Honteux, j’encaisse son accès de colère.
— Votre crime ! Quand vous régliez vos problèmes d’une balle dans la tête ! Vous venez de me dire que c’était il y a cinquante ans.
Il s’affale sur sa chaise, exaspéré. Je tape du doigt sur mon crâne.
— Il ne faut pas m’en vouloir. Il manque quelque chose, là-dedans.
— Oui, bon… Vous êtes venu pour passer aux aveux, non ?
— Bien sûr. C’est pour ça que je suis là.
Je prends une grande inspiration, puis lui raconte le souvenir qui me hante au point d’avoir chassé tous les autres.
Parution : 19 mars – Éditeur : L’homme Sans Nom – Pages : 250 – Genre : littérature française, sfff, science-fiction
Doug Gueyburt a passé sa vie à écrire. Rendu au troisième âge, il décide que son autobiographie sera sa dernière œuvre. Seulement, quand vient l’heure de déterrer ses souvenirs, ses troubles de la mémoire lui jouent des tours et son passé se mêle aux fictions dont il fut l’auteur. La maladie prend le dessus lorsqu’il se sent le devoir d’avouer un crime commis par un de ses anciens personnages.
En proie à l’oubli et malmené par un passé qui ne lui appartient pas, le vieil homme se débat avec ce qu’il lui reste de lucidité, pour peut-être retrouver celui qu’il a été en écrivant malgré lui la biographie de celui qu’il n’est pas.
Ju lit les mots
– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club
Catégories :Premières Lignes...

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Étranges ces quelques lignes et ce résumé 🤨
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😅
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😉
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Vu le catalogue de l’éditeur et ces premiers mots, je suis curieuse de le découvrir.
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J’ai hâte de le recevoir pour le commencer. J’ai eu la chance de lire un extrait bien accrocheur 🙂
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Je trouve ce début très intrigant et j’aime bien le côté percutant mais quand même travaillé de la plume.
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J’ai hâte de le recevoir ! L’extrait est vraiment accrocheur 🙂
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