Premières lignes … La Nuit de l’ours d’Alexandra Julhiet

Deux secondes. C’est le temps moyen que met un homme se jetant du septième étage pour atterrir sur le bitume. Deux toutes petites secondes, c’est ce que l’inconnu a pu voler à la vie, avant de s’écraser à mes pieds.

Pourquoi ai-je levé les yeux à ce moment précis ? Pour admirer le soleil d’hiver qui contrastait avec le bleu du ciel ? Parce que j’ai eu un pressentiment inexplicable ? Ou parce qu’un bruit imperceptible m’a alertée – un froissement dans l’air, une note discordante dans le vacarme de la rue ? Peut-être que je l’ai inventé après coup, ce souffle ténu, ce murmure d’une existence qui bascule.

Mais j’ai levé la tête… Et je l’ai vu. Là, sur le toit, bras écartés comme un Christ éphémère, une silhouette obscure tailladant la lumière. Avant que mon cerveau ne capte vraiment l’image, il avait plongé : un saut net, sans hésitation. Pas un cri. En tombant, son corps s’est arqué comme un pantin désarticulé, un bras tendu vers quelque chose d’invisible, une jambe à demi pliée.

Deux secondes de chute, deux minuscules secondes. Une éternité. J’étais pétrifiée, et pourtant… Un instinct animal m’a soudain fait reculer d’un pas, juste un. Et un battement de cils plus tard, son corps se fracassait pile là où je me trouvais l’instant d’avant.

Le choc a retenti, brutal, un bruit sec et sourd qui a résonné dans tout mon être, des éclats noirs ont éclaboussé le trottoir comme si la scène elle-même avait éclaté en morceaux. Une mare rouge s’est élargie sous lui et mes yeux s’y sont accrochés, hypnotisés. L’odeur métallique du sang a envahi l’air. Il était là, tordu, cassé, brisé. Immobile. Son regard fixe et étonné, comme s’il était surpris d’être mort. Il était si jeune… Il avait l’air d’avoir encore une peau lisse et douce, que sa mère avait dû caresser des centaines, des milliers de fois, en lui souhaitant bonne nuit. Son costume ressemblait à un déguisement, celui d’un enfant qui avait voulu jouer à l’homme avant de décider de quitter brusquement la partie.

Le silence a explosé autour de moi, ou peut-être est-ce mon esprit qui s’est coupé du monde. Et puis des hurlements, les miens ou ceux de quelqu’un d’autre, tout près. Et je suis restée là, figée, à regarder le vide qu’il venait de quitter et le chaos qu’il avait laissé. À me dire que si je n’avais pas effectué ce tout petit pas, je serais morte avec lui.

J’ai ensuite appris par les journaux qu’il s’appelait Mathias Dufeuil, qu’il avait 27 ans et qu’il travaillait dans l’immeuble du haut duquel il s’était jeté. Qu’il venait de se faire licencier et qu’il ne l’avait pas supporté. Était-ce une raison suffisante pour décider de sauter dans le vide ? Pour lui, oui.

C’était arrivé il y a quatre jours et depuis je n’avais pas vraiment dormi. Car dès que je fermais les yeux, je le revoyais. Même là, alors que j’étais assise seule dans un bistrot de la place des Vosges, à observer par la baie vitrée les passants se presser dans la nuit glacée, il me regardait.

Quand j’avais raconté ce qui m’était arrivé, on m’avait conseillé de me changer les idées, d’apprécier ma chance d’avoir fait ce pas de côté qui me permettait d’être encore vivante et j’avais sagement tenté de suivre ces recommandations. J’avais vu ma copine Clélia, bu des verres et fumé des cigarettes. J’avais pris des bains interminables et repeint l’étagère de l’entrée, pleuré sur mon sort en mangeant de la glace, comme dans les comédies romantiques américaines. Avant d’accepter enfin : un homme était mort, l’univers aurait dû s’arrêter au moins un instant pour lui rendre hommage. Moi en tout cas je pouvais essayer.

J’ai croisé mon reflet dans le miroir derrière la banquette. J’allais avoir 40 ans et j’avais le visage fripé d’un vieux pneu usé. Le cheveu mou, l’œil bleu fatigué et cerné de noir, même ma bouche semblait fondre jusqu’à mon menton… Et l’air renfrogné d’une gamine qui trouve le monde injuste et qui n’est pas d’accord. Quand j’étais petite, cet air rendait ma mère cinglée – c’était en général peu avant qu’elle se mette à sangloter en ânonnant qu’elle n’aurait jamais dû m’avoir. Paix à son âme.

J’ai réglé le café que je n’avais pas touché et je suis sortie dans le froid. Le bruit du corps s’écrasant sur l’asphalte rebondissait à nouveau dans mon cerveau. La scène se rejouait continuellement dans ma tête, les images saturées comme dans un film en super-huit. Je n’arrêtais pas de me poser la même question, encore et encore : pourquoi avais-je levé la tête à ce moment-là et fait ce pas salvateur ?

J’ai resserré le col de mon manteau, en me répétant que je devais faire preuve de patience : tout s’effacerait avec le temps. Bientôt, dans quelques jours ou quelques semaines, le film de mes souvenirs perdrait de son intensité, peu à peu les couleurs passeraient jusqu’à ce qu’elles se mélangent. Les sentiments se dilueraient eux aussi, et il ne resterait plus qu’une histoire triste à raconter. En attendant, je devais juste serrer les dents.


Parution : 7 mai 2025 – Éditeur : Calmann-Lévy – Pages : 380 – Genre :  thriller

Quand Angèle, 39 ans, se réveille en sursaut après s’être endormie dans sa baignoire, elle découvre deux mots tracés dans la buée de son miroir : « Va crever ». Quelqu’un l’a attendue chez elle pour la menacer. Qui ? Et pourquoi ?

Terrifiée, perdue, Angèle accepte de partir quelque temps avec son père, ancien psychiatre affaibli par l’âge, dans le village des Pyrénées où elle a passé sa petite enfance. Là-bas, c’est bientôt la fête de l’Ours : une semaine de célébrations traditionnelles qui s’achève par une longue nuit où les jeunes hommes, enduits de suie et vêtus de peaux de bêtes, deviennent à la fois chasseurs et chassés…

Malgré le paysage grandiose de ces montagnes préservées, Angèle sent grandir autour d’elle une ambiance sourdement hostile. Comment est-il possible que personne ici ne se souvienne d’elle ? Que cache cette chambre fermée à clé dans la maison de son père ? Le vieil homme fait-il semblant d’avoir perdu la mémoire ? En cherchant à obtenir des réponses, Angèle va découvrir qu’il est parfois extrêmement dangereux de déchirer le voile du mensonge.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



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11 réponses

  1. Intrigant et effrayant… bonne lecture à toi !!

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  2. C’est prometteur ces premières lignes !

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  3. Le style de la plume me plaît et je ressens déjà une certaine empathie pour cette femme qui a assisté à une scène traumatisante…

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Rétroliens

  1. Bilan lectures AVRIL 2025 – Ju lit Les Mots

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