Premières lignes … Les Ténèbres de Mörkret de Camilla Grebe

Prologue

Les événements réels et les souvenirs qu’elle en avait… Peut-être les uns n’avaient-ils rien à voir avec les autres, comme lorsque deux enfants d’une même fratrie conservent des images diamétralement opposées de leur jeunesse commune.

Elle y réfléchirait beaucoup pendant les mois qui suivraient cette nuit-là – ou ce matin-là, plus précisément, car il devait être cinq ou six heures. L’obscurité était encore profonde devant les fenêtres de la maison. Elle sentait le dos velu de Laika contre elle dans le calme chaud et humide de la chambre, et écoutait le claquement régulier du radiateur au-dessous de la vitre mal isolée.

Elle y penserait, passerait en revue le moindre souvenir – ils étaient trop rares – et le retournerait dans son esprit comme les faces d’un Rubik’s Cube.

Qu’avait-elle vu, entendu, ressenti ?

La porte s’était ouverte au milieu d’un rêve, lequel était devenu flou puis s’était progressivement dissipé, se dissolvant tel un comprimé effervescent dans un verre d’eau. Une main s’était posée sur son épaule, exerçant une légère pression. Laika s’était tortillée en renâclant. Une seconde plus tard, sa queue avait frappé la couverture. Ensuite, elle avait deviné plutôt qu’aperçu le visage d’Ella qui s’approchait du sien dans le noir ; son souffle contre sa joue, une odeur de dentifrice mêlée à un parfum fruité.

Du jus d’orange, Ella en raffolait.

Puis le baiser, si doux contre sa peau. Et les mots :

— Je reviens vite, ma petite.

C’est ainsi qu’elle se le rappelait, mais pouvait-elle se fier à sa mémoire ?

Si oui, pourquoi Ella n’était-elle pas revenue ? Pourquoi les jours, les semaines et les mois s’étaient-ils écoulés ? Pourquoi le printemps était-il arrivé et avait-il de bon gré laissé la place à l’été lorsque celui-ci avait frappé à la porte ? Pourquoi l’obscurité de l’automne avait-elle été autorisée à descendre sur les vastes forêts qui bordaient Storforsa, comme si rien ne s’était passé ? Pourquoi les familles se promenaient-elles dans les bois, cueillaient-elles des champignons ? Pourquoi les gens regardaient-ils la télé, mangeaient des chips, jouaient au hockey, chassaient, préparaient des sushis, s’excitaient devant des jeux vidéo, transpiraient à la salle de sport ?

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Comment la vie pouvait-elle continuer alors qu’Ella n’était plus là ? Comment les gens, sa mère, la police, Dieu, pouvaient-ils permettre qu’elle disparaisse ainsi ?

En réalité, qu’importe ce qui s’était produit en ce matin de novembre – l’ordre dans lequel les choses s’étaient déroulées, ou ses souvenirs de ce qu’Ella lui avait murmuré.

Il n’y avait qu’un seul mystère apparemment insoluble : qu’était-il arrivé à Ella et où se trouvait-elle à présent ?

Une année s’était écoulée, une année sans aucune trace d’elle.

Une année d’espoir, puis de découragement et de vide. Une année à faire face à des sentiments douloureux, des sentiments aux dents et aux griffes affûtées qui lui grignotaient et lui lacéraient la peau.

Dans la maison de Storforsa, la chambre d’Ella était restée telle quelle ; à l’école, le gardien avait décroché le collage affiché au mur devant la cantine – de grandes photos d’Ella sur lesquelles étaient fixés des peluches miniatures et des mots manuscrits, comme des mouches prises dans une toile d’araignée géante. Les journalistes avaient depuis longtemps déserté le village, les articles sur la disparition devenaient de plus en plus rares. Les habitants évoquaient encore de temps en temps ce fait-divers atroce, mais il se passait parfois des jours, voire des semaines, sans qu’on entende le nom d’Ella au bar des sports du centre du village.

Novembre était revenu.

Tout recommençait. Tout se répétait.

Bien que. Malgré. Comme si de rien n’était.

Après des semaines de précipitations ininterrompues, le fleuve Ljusnan était sorti de son lit ; les riverains avaient lutté pour protéger leur maison de la crue. Les ténèbres de l’automne – qui ne desserreraient leur étreinte que six mois plus tard, peut-être davantage – étaient descendues sur les forêts du Hälsingland. La crue et les ténèbres. Les habitants de Storforsa n’avaient que ces mots-là à la bouche.

Sans savoir que bientôt, des ténèbres bien différentes seraient sur toutes les lèvres.

Mais j’ai levé la tête… Et je l’ai vu. Là, sur le toit, bras écartés comme un Christ éphémère, une silhouette obscure tailladant la lumière. Avant que mon cerveau ne capte vraiment l’image, il avait plongé : un saut net, sans hésitation. Pas un cri. En tombant, son corps s’est arqué comme un pantin désarticulé, un bras tendu vers quelque chose d’invisible, une jambe à demi pliée.

Deux secondes de chute, deux minuscules secondes. Une éternité. J’étais pétrifiée, et pourtant… Un instinct animal m’a soudain fait reculer d’un pas, juste un. Et un battement de cils plus tard, son corps se fracassait pile là où je me trouvais l’instant d’avant.

Le choc a retenti, brutal, un bruit sec et sourd qui a résonné dans tout mon être, des éclats noirs ont éclaboussé le trottoir comme si la scène elle-même avait éclaté en morceaux. Une mare rouge s’est élargie sous lui et mes yeux s’y sont accrochés, hypnotisés. L’odeur métallique du sang a envahi l’air. Il était là, tordu, cassé, brisé. Immobile. Son regard fixe et étonné, comme s’il était surpris d’être mort. Il était si jeune… Il avait l’air d’avoir encore une peau lisse et douce, que sa mère avait dû caresser des centaines, des milliers de fois, en lui souhaitant bonne nuit. Son costume ressemblait à un déguisement, celui d’un enfant qui avait voulu jouer à l’homme avant de décider de quitter brusquement la partie.

Le silence a explosé autour de moi, ou peut-être est-ce mon esprit qui s’est coupé du monde. Et puis des hurlements, les miens ou ceux de quelqu’un d’autre, tout près. Et je suis restée là, figée, à regarder le vide qu’il venait de quitter et le chaos qu’il avait laissé. À me dire que si je n’avais pas effectué ce tout petit pas, je serais morte avec lui.

J’ai ensuite appris par les journaux qu’il s’appelait Mathias Dufeuil, qu’il avait 27 ans et qu’il travaillait dans l’immeuble du haut duquel il s’était jeté. Qu’il venait de se faire licencier et qu’il ne l’avait pas supporté. Était-ce une raison suffisante pour décider de sauter dans le vide ? Pour lui, oui.

C’était arrivé il y a quatre jours et depuis je n’avais pas vraiment dormi. Car dès que je fermais les yeux, je le revoyais. Même là, alors que j’étais assise seule dans un bistrot de la place des Vosges, à observer par la baie vitrée les passants se presser dans la nuit glacée, il me regardait.

Quand j’avais raconté ce qui m’était arrivé, on m’avait conseillé de me changer les idées, d’apprécier ma chance d’avoir fait ce pas de côté qui me permettait d’être encore vivante et j’avais sagement tenté de suivre ces recommandations. J’avais vu ma copine Clélia, bu des verres et fumé des cigarettes. J’avais pris des bains interminables et repeint l’étagère de l’entrée, pleuré sur mon sort en mangeant de la glace, comme dans les comédies romantiques américaines. Avant d’accepter enfin : un homme était mort, l’univers aurait dû s’arrêter au moins un instant pour lui rendre hommage. Moi en tout cas je pouvais essayer.

J’ai croisé mon reflet dans le miroir derrière la banquette. J’allais avoir 40 ans et j’avais le visage fripé d’un vieux pneu usé. Le cheveu mou, l’œil bleu fatigué et cerné de noir, même ma bouche semblait fondre jusqu’à mon menton… Et l’air renfrogné d’une gamine qui trouve le monde injuste et qui n’est pas d’accord. Quand j’étais petite, cet air rendait ma mère cinglée – c’était en général peu avant qu’elle se mette à sangloter en ânonnant qu’elle n’aurait jamais dû m’avoir. Paix à son âme.

J’ai réglé le café que je n’avais pas touché et je suis sortie dans le froid. Le bruit du corps s’écrasant sur l’asphalte rebondissait à nouveau dans mon cerveau. La scène se rejouait continuellement dans ma tête, les images saturées comme dans un film en super-huit. Je n’arrêtais pas de me poser la même question, encore et encore : pourquoi avais-je levé la tête à ce moment-là et fait ce pas salvateur ?

J’ai resserré le col de mon manteau, en me répétant que je devais faire preuve de patience : tout s’effacerait avec le temps. Bientôt, dans quelques jours ou quelques semaines, le film de mes souvenirs perdrait de son intensité, peu à peu les couleurs passeraient jusqu’à ce qu’elles se mélangent. Les sentiments se dilueraient eux aussi, et il ne resterait plus qu’une histoire triste à raconter. En attendant, je devais juste serrer les dents.


Parution : 30 avril 2025 – Éditeur : Calmann-Lévy – Pages : 416 – Genre :  thriller, polar

À Storfosa, petite ville suédoise cernée par l’hiver et l’obscurité, Myra tente de surmonter la disparition
de sa sœur Ella, survenue un an plus tôt. Lorsqu’un cadavre de jeune fille est découvert en lisière de la forêt de Mörkret, l’inspectrice Pirjo et son collègue Kent se lancent dans l’enquête, bientôt rejoints par Manfred, dépêché de Stockholm. De son côté, Myra se plonge dans le journal intime de sa sœur et découvre des indices troublants. Peu à peu, les enquêteurs réalisent que les deux affaires sont liées… puis une troisième jeune fille disparaît. Entre secrets enfouis et tensions grandissantes, Myra et Pirjo voient leurs destins se heurter dans une course contre la montre qui pourrait tout bouleverser.


Ju lit les mots

– Blog littéraire – Critiques littéraires – Co-fondatrice Prix des auteurs inconnus – Contributrice journal 20 minutes – Membre the funky geek club



Catégories :Premières Lignes...

Tags:

7 réponses

  1. j’ai l’impression que les premières lignes que je viens de lire pour la nuit de l’ours se retrouvent ici … pas erreur ?! je ne sais pas… en tout cas bonne lecture à toi…

    J’aime

  2. J’ai découvert l’autrice il y a peu, avec L’horizon d’une nuit, que j’avais beaucoup aimé. J’en ai un autre qui m’attend dans ma bibliothèque.

    J’aime

  3. Je le commence seulement ! 😉

    Putain de retard

    J’aime

Rétroliens

  1. Bilan lectures AVRIL 2025 – Ju lit Les Mots

Répondre à Ju lit les mots Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.