
L’abattoir se trouvait à deux pas du marché. Je présentai ma carte de correspondant du journal La Voix du Reich et entrai sans difficulté.
Les animaux étaient entassés dans un immense enclos. Les fermiers des villages voisins les amenaient là, touchaient leur dû et rentraient aussitôt chez eux.
Les animaux, eux, attendaient leur tour d’être transformés en viande et en saucissons. L’enclos était divisé en quatre parties. Dans l’une de celles-ci s’entassaient des milliers de jeunes mâles et dans une autre à peu près autant de jeunes femelles, dont la viande était particulièrement appréciée sur le marché. La viande tendre des petits était encore plus estimée et considérée comme un mets délicat. Ils étaient rassemblés dans la troisième section. La quatrième était réservée aux animaux âgés des deux sexes. Ils étaient destinés à produire de la chair à saucisse de second choix.
Je traversai l’enclos et me dirigeai vers l’abattoir. Là, les animaux étaient électrocutés. Des dizaines d’hommes costauds, revêtus de tabliers de cuir, les bras recouverts de gants de cuir montant jusqu’au coude, travaillaient là.
L’animal, attaché à l’étal, était acheminé vers l’abattoir par une rampe. L’employé fixait un stylet électrique à son oreille et appuyait sur un bouton. On entendait un cri et l’animal tombait mort sur la rampe. Une minute plus tard, il était acheminé dans l’atelier de découpe et les différentes parties du corps étaient triées. Les meilleurs morceaux étaient aussitôt envoyés vers l’atelier de conditionnement et emballés pour être livrés aux magasins. Les bas morceaux étaient en général transformés en chair à saucisse et en saucissons dans les ateliers adéquats. Les os et les crânes étaient jetés dans un coin où ils formaient déjà une énorme montagne. Trois fois par jour, ils étaient chargés dans un camion et acheminés vers une usine de farine animale.
Je m’étais déjà rendu à plusieurs reprises à l’abattoir et j’étais agréablement surpris chaque fois de l’atmosphère professionnelle et du silence qui y régnaient. Pas de sentiments, pas de pensées, une concentration totale sur les opérations. Chacun connaissait son travail et ne pensait qu’à le faire au mieux. C’étaient des hommes simples et ils restaient simples : aurait-il fallu que ce soient des philosophes ? Ils exécutaient le travail pour lequel ils étaient payés et ne pensaient à rien d’autre.
Disons qu’ils ne pensaient pas au fait que les animaux qu’ils abattaient et découpaient ne se distinguaient en rien d’eux extérieurement. Parce qu’il suffisait de qualifier ces animaux d’“êtres humains” (à cause de leur aspect extérieur) pour que le monde entier s’écroule.
Dans ce cas, la civilisation apparaîtrait comme quelque chose de monstrueux, d’inhumain, de bestial. Et tous nos congénères pourraient être qualifiés de… “cannibales”. Voilà à quoi menaient les tours de passe-passe du langage !
Un animal d’apparence humaine, ce n’est pas encore un homme. La définition d’un homme se construit moins que tout sur une base corporelle. Un homme est avant tout un citoyen du Reich, un être raisonnable et éduqué, possédant un bien, exerçant une profession, ayant une famille. Un homme, c’est celui qui possède un statut d’homme. Dans les temps préhistoriques prévalaient d’autres concepts selon lesquels “l’homme” se définissait non pas par ses qualités internes mais uniquement par ses caractéristiques corporelles.
Quelle naïveté ! Considérer des êtres qui n’ont jamais rien vu d’autre que leur étable, incapables d’aligner deux mots, comme “des hommes” !
Parution : 1er juillet 2020 – Éditeur : Actes Sud – Traduction : Michèle KAHN – Pages : 288 – Genre : dystopie, fiction, thriller dystopique, anticipation, cannibalisme, thriller d’anticipation
3896. Le IVe Reich étend son pouvoir sur le monde entier. La société est divisée en deux catégories : les humains et les stors, êtres d’apparence humaine mais qui au fil des siècles se sont mués en bêtes de somme, privés de langage, corvéables à merci, et transformés en viande de boucherie quand ils ne satisfont plus aux besoins de leurs maîtres ou quand ils sont trop vieux. Dima est journaliste à La Voix du Reich. Parfaitement intégré dans cette société pacifiée, il est même spécialisé, comme tous ses ancêtres, dans la découpe des stors voués à l’abattoir, ce camp de la mort pour animaux, jusqu’au jour où il ressent un trouble étrange à l’égard de l’une d’entre eux, la jeune et belle Macha. Lorsqu’il commence à soupçonner que les stors ne sont peut-être pas si éloignés de la race humaine qu’il le pensait, il prend le maquis pour tenter d’échapper aux post-nazis et de sauver Macha.
Catégories :Premières Lignes...
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