Premières lignes… Les terres animales de Laurent Petitmangin – Rentrée littéraire 2023

Il faudrait dire le silence. Longtemps. Le silence qui éprend la crénelure des arbres. La fine dentelle de ceux-ci, bien détachée du ciel lavé, qui n’attend que le printemps pour s’enrichir et foisonner.

Dans trois semaines, ces arbres seront magnifiques, débourrés d’un vert déjà strident ou encore tendre. Partout le renouveau. Partout un motif d’espoir. Pas ici. Je marche, et je continue de me demander si je fais bien de poser mes pieds là, à cet endroit. Je cherche des traces de pas sur lesquels poser les miens, comme si c’était seulement miné. Comme si ça servait à quelque chose. Les pas d’avant n’ont pas tué la radioactivité, l’ont peut-être dispersée tout au plus, ça ne sert donc à rien, mais je le fais quand même.

Il y a tellement de gestes qu’on fait et qui n’ont plus de sens. Arrivé à la maison, je prendrai le temps de les décontaminer, ces chaussures, selon un protocole qui me pèse chaque jour davantage. Une demi-heure à brosser, dans le bon ordre, avec les ustensiles adéquats, sinon c’est mort, mieux vaut ne rien faire. Entrer dans une baraque en poussant la porte, se déchausser- à la va-vite, à quoi ça ressemble bon Dieu ? Ça devait être simple.

Je ne m’en souviens plus, les sas, les douches, les vestiaires ont pourri ma mémoire. Le chemin est maintenant torsadé. Une empreinte, celle d’une roue monstrueuse, d’un engin d’un autre temps, une trace figée, déjà stratifiée, qu’aucune pluie, aucun déluge n’entamera jamais. Des crans profonds à s’en casser les chevilles. Aucune herbe n’ose y repousser. J’imagine cette roue, je cherche à gauche et à droite la trace parallèle, en vain, à croire que l’engin, monstre cyclope, ne reposait que sur elle. Qu’est-il venu faire ? Une mission vite repliée, quand il s’est dit qu’il était trop tard, ou bien trop tôt pour tenter quoi que ce soit.

Parution : 24 août 2023 – Éditeur : La Manufacture des livres – Pages : 224

Il y avait là de petites villes avec leurs églises, quelques commerces, des champs, et au loin, la centrale. C’était un coin paisible entouré de montagnes et de forêts. Jusqu’à l’accident. Il a fallu évacuer, condamner la zone, fuir les radiations. Certains ont choisi de rester malgré tout. Trop de souvenirs les attachaient à ces lieux, ils n’auraient pas vraiment trouvé leur place ailleurs. Marc, Alessandro, Lorna, Sarah et Fred sont de ceux-là. Leur amitié leur permet de tenir bon, de se faire les témoins inutiles de ce désert humain à l’herbe grasse et à la terre empoisonnée. Rien ne devait les faire fléchir, les séparer. Il suffit pourtant d’une étincelle pour que renaisse la soif d’un avenir différent : un enfant bientôt sera parmi eux.



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5 réponses

  1. Je découvre l’auteur grâce à ces premières lignes et j’aime beaucoup son style.

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  1. Un livre, un extrait… Les terres animales de Laurent Petitmangin – Rentrée littéraire 2023 – Ju lit les mots

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